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Entretien avec Pierre Encrevé.

Entretien Pierre Encrevé, Claudie laks, in monographie Claudie Laks, éditions Lienart, avril 2018.
PE
Comme cela fait très longtemps que je travaille sur des peintures très éloignées de la tienne, dix ans que je suis tous les jours avec les peintures de Soulage, j’ai besoin de toi pour voir ta peinture. Et pour cela il me faut revoir l’ensemble de ton chemin et repartir dès début. D’abord parce que j’ai commencé à voir ton travail lorsque tu étais dans l’atelier de Jeanclos à la fin des années 70. Et j’ai vu au fur et à mesure toutes tes expositions à Paris. Il est important pour moi de voir comment l’on passe d’une période à l’autre. J’observe aussi que tu n’as jamais eu d’exposition rétrospective et c’est dommage. Si l’on inclut la dimension sculpture des années 80, et même uniquement la peinture, cela fait une trentaine d’années, c’est déjà un bout de chemin.
Pour comprendre ton travail je propose que l’on commence donc par un entretien rétrospectif.
Tu as commencé aux Beaux Arts dans l’atelier de sculpture chez Georges Jeanclos. Est-ce une décision déterminée qui t’amène à la sculpture ou le hasard ?
CL
C’est la sculpture qui m’intéressait énormément à l’époque. Adolescente j’étais fascinée par la sculpture et en particulier par l’œuvre de Brancusi. J’allais régulièrement voir son atelier reconstitué dans l’ancien Musée d’Art Moderne, avenue de Président Wilson, actuellement le Palais de Tokyo. Toutes ses sculptures disposées selon sa volonté sous la lumière zénithale révélaient une dimension spatiale fascinante, il y avait une qualité de présence captivante. L’endroit était génial. La sculpture, ce n’était pas seulement celle, matérielle, des volumes taillés dans le bois ou la pierre, c’était aussi le découpage immatériel du vide et de la lumière dessiné par les volumes. Brancusi a d’ailleurs fait beaucoup de photos qui révèlent cet aspect spatial de son travail. Paradoxalement ses sculptures tellement matérielles nous entrainent ailleurs.
PE
Je suis entièrement d’accord avec toi parce que quand on voit une sculpture de Brancusi seule, comme par exemple le Baiser qui est dans le cimetière de Montparnasse, l’œuvre est appauvri, par rapport à un ensemble, surtout l’ensemble construit par lui qui était stupéfiant.
Donc tu commences par la sculpture, mais celle de Brancusi est taillée dans le bois ou la pierre, alors que toi tu travailles le modelage avec l’argile. Le choix de ce matériau était-il un vrai choix ?
CL
Je connaissais l’œuvre de Jeanclos que j’appréciais beaucoup. Parallèlement je lisais Bachelard. J’étais très intéressée par ses théories relatives aux quatre éléments. J’avais fait une maitrise sur le thème de l’eau en littérature et le travail de la terre était comme une suite bien plus matérielle ! Je travaillais d’ailleurs la terre dans ses différentes qualités de matérialité, une terre noire, brute, dans une grande similitude avec la terre que l’on peut trouver dans les champs. Les bulbes étaient en quelque sorte les fruits de cette terre-mère. Je les déclinais en rang d’oignons, leurs socles étaient des sortes de blocs de terre, les tiges qui s’érigeaient verticalement étaient comme taillées alors que la forme arrondie du bulbe lui-même était constituée de pelures ou de voiles de terre. Ils ont été exposés dans différents lieux, à l’ARC, dans le cadre d’Ateliers 81-82, puis à Beaubourg dans une exposition intitulée « Terre d’artistes », à la Biennale de Faensa en Italie et dans d’autres lieux encore. Parallèlement j’avais été invitée en tant qu’élève de l’atelier Jeanclos à la Manufacture de Sèvres. Là j’ai découvert le travail de la porcelaine grâce aux compétences et à la grande générosité des artisans de la Manufacture qui aiment transmettre leur savoir. La porcelaine est un matériau dure, froid, lisse qui renvoie la lumière contrairement à l’argile noire qui l’absorbe et qui, très tactile, peut épouser toutes sortes d’aspects. Par ailleurs la technique n’est pas la même et le rendu de la porcelaine transfigure complètement la forme. Exposés ensemble cela donne un effet détonnant.
J’étais en fait dans un principe d’installation par la production du même avec des déclinaisons de formes et de dimensions, le tout installé soit pour mettre en scène l’idée de série, soit l’idée d’accumulation.
PE
Dans ce même esprit tu produis les bogues. On peut dire que tu as là les formes arrondies que l’on retrouvera par la suite dans ta peinture.
CL
Les bogues et d’autres volumes concaves sont venus après une réflexion sur le caractère phallique que l’on trouve généralement dans la sculpture. Comme on dit, on « érige » une sculpture. Les bulbes étaient à la fois matriciels et phalliques. Je voulais rompre avec l’aspect en érection de la sculpture et voir s’il était possible de faire une sculpture concave.
Certains artistes s’y sont attelés. Pour moi cela n’a pas été facile. Sans doute qu’aujourd’hui les choses seraient différentes parce qu’on a pu concevoir des formes non appréhendables dans l’immédiateté.
A la suite de cela ou pendant cette recherche j’ai fait un rêve très bachelardien qui était en quelque sorte une réponse à mon questionnement. Je rêvais que je visitais mon atelier futur et que je regardais avec beaucoup d’attention, pour m’en souvenir, chacune des mes sculptures à venir ! Ces sculptures étaient certes bien verticales mais composées de strates superposées et mon rêve me disait que bien qu’érigées ces éléments n’étaient que des fragments d’une vaste forme concave. A la suite de cela j’ai passé toute une période à réaliser chacune de ses sculptures ! C’était la période des stèles. Je me rapprochait là de Brancusi !
PE
Comment tu passes à la peinture ? Quel est le déclencheur ?
CL
J’avais manié des tonnes d’argile et je crois que j’aspirai à autre chose.
Mais j’ai fait quelques détours avant d’arriver à la peinture.
Les qualités spatiales qui m’intéressaient dans la sculpture, par leur présence incontournable, par leur effet de découpage dans l’espace et par le jeu de la lumière, tout cela, je le retrouvais finalement lorsque je revoyais la peinture de Matisse. Plus immatérielle et plus abstraite, la peinture, à la suite de Matisse, et de la plupart des expressionnistes abstraits, sollicitent et transforment plus encore l’espace que la sculpture, essentiellement lorsque la couleur mène la danse. C’est la force de son dynamisme qui bouleverse notre appréhension spatiale.
Tu connais la citation de Barnet Newman, qui parfois est attribuée à Ad Reinhardt, « Qu’est-ce que la sculpture ? C’est ce contre quoi on se cogne, lorsqu’on prend du recul pour voir une peinture. » Cette réflexion dit beaucoup de choses à la fois sur la sculpture et sur la peinture.
Progressivement je me suis mise à mes grands découpages, d’abord très peu colorés puis complètement peints.
PE
Tu les découpais comment et dans quel matériau ?
A la scie sauteuse dans de grandes planches de contre-plaqué. Ils étaient ensuite enduits pour leur enlever le relief du bois, parce que ce qui je voulais c’était leur donner un aspect immatériel, contrairement aux pièces en argile. Bidimensionnelles elles étaient accrochées décollées du mur, comme en suspension avec le jeu d’ombre portée qui accentuait l’effet de légèreté. De loin on pouvait penser à de grands papiers découpés.
PE
Mais là on pense à tes futures pelotes qui se dévident. Ce geste d’arrondi il est déjà là.
Donc tu lâches la terre et tu passes au bois découpé, aux grandes arabesques et entrelacs qui progressivement gagnent en couleurs.
Et le passage à la toile ?
CL
Il intervient d’abord sur de la toile de jute que je garde sans aucun apprêt, non enduite. Il fallait que la couleur, les pigments fassent corps avec la matière du support. Toujours ce souci de la présence matérielle de l’objet.
Je crois que je fuyais le caractère illusionniste de la peinture. Je travaillais au sol avec de larges spatules qui écrasaient directement les pigments avec le liant sur la toile brute. Ce qui fait que la couleur était soumise au parcours de la spatule sur la surface de la toile et pénétrait les fibres jusqu’à la traverser.
PE
Il y a des peintres qui faisaient çà ? Parmi les Américains sans doute ?
CL
Oui Rothko passait ses couleurs dans un sens et dans l’autre de sa toile, en croisant ses coups de brosse pour que la couleur s’accroche dans tous les sens de la fibre du support.
Mais il y a évidemment plus proche de moi toutes les expérimentations passionnantes des artistes du groupe Support-Surface.
PE
Donc tu travailles à plat et avec de grandes spatules. Tes toiles sont-elles tendues sur châssis ?
CL
Non jamais. Il me fallait la résistance du sol à l’époque d’autant que je travaillais avec des spatules. Maintenant que je travaille à la verticale j’ai besoin de la résistance du mur. L’effet tambour d’une toile tendue sur châssis ne résisterait pas à la véhémence de certains de mes gestes. Et par ailleurs j’aime découper dans mes rouleaux de toile vierge un format qui n’est jamais standard et qui obéit à la logique du moment, logique du regard, logique en relation avec les toiles qui ont précédé. Je fais donc fabriquer les châssis après avoir peint mes toiles. Mais à l’époque les toiles de jute non enduites, n’avaient pas besoin de châssis. Elles étaient accrochées directement au mur comme pouvaient le faire les peintres de Support-Surface.
PE
On a l’impression là que tu regardes et que tu travailles des surfaces dont le dessin est plus ou moins angulé. On peut dire que ces grands découpages sont entre la sculpture et la peinture, avec parfois plusieurs éléments bidimensionnels qui se combinent. On a à la fois le plan et la troisième dimension parce qu’il y a le jeu combinatoire avec les autres éléments d’arrière plan et le vide qui intervient à l’intérieur des découpages avec l’ombre décalée sur le mur.
CL
En t’écoutant je me dis qu’effectivement le propos plus ou moins géométrique des rubans ou des entrelacs découpés dans le bois se retrouve d’une certaine manière dans les toiles de cette période.
C’est le principe d’un parcours sur l’étendue de la toile avec cette spatule large et qui impose sa propre géométrie tout en se pliant à la géométrie interne de la toile.
La peinture issue de ce mode de fonctionnement est vraiment le produit du processus et de sa mise en œuvre.
PE
Et là on voit du rouge, du jaune et du bleu. « Who’s afraid of red yellow and blue ?» selon le titre d’une œuvre de Barnett Newman !
Tu n’as plus peur de la couleur !
CL
Je n’ai plus peur de la couleur mais pendant toute cette période je peux dire à postériori que je la tiens en laisse. Elle est assujettie aux formes qui se déploient et qui l’entrainent dans leur dispositif de pliages, d’entrelacs, de parcours où domine le plus souvent la verticalité.
PE
Tu ne donnes pas de titre à ce moment-là à tes toiles ?
CL
Non aucun titre. Cela ne me serait pas venu à l’idée. C’était encore quelque chose de très matériel par le côté brut de la toile, par la couleur en pigment diffusée ou infusée dans la matière-même du support, également par la dominante verticale qui pouvait donner l’impression d’une forme se tenant debout toute seule. L’effet illusionniste des superpositions ou entrelacs de plans et des jeux de tressages ou pliages accentuaient le caractère expansif des formes.
PE
Le travail des plans est très intéressant parce qu’on pourrait se dire que c’est une sculpture comprimée.
PE
Que ce soit dans ces peintures sur toile brute qui reprennent les formes de tes grands découpages en bois ou dans tes peintures plus récentes, on constate que les couleurs restent claires.
CL
Tu dis « claires » ?
PE
Oui, ma fréquentation des peinture de Soulages y ait pour quelque chose !
CL
En fait je n’utilisais presque jamais le noir, en tout cas jamais mélangé aux couleurs, ce qui les obscurcit et les prive de leur force et donc les couleurs sont pures, ce qui peut les faire paraître claires. Je n’aime pas mélanger les couleurs, j’ai toujours l’impression que cela les tue. Chaque couleur doit garder sa propre dynamique. C’est un souci de vérité avec la couleur. Mais c’est vrai que parfois on peut les violenter pour leur faire dire leur vérité ! Mais tout cela qui ne m’a pas empêchée de travailler des toiles parfois uniquement, ou pratiquement, en noir et blanc. Et de faire aussi des peintures très sombres, comme « Tombée de jour », ou dernièrement « Le ciel est toilé », comme son titre l’indique en référence à la fameuse toile de Van Gogh.
A propos d’illusionnisme dont je parlais juste avant, il a eu un moment ou tout cela m’est apparu trop figuratif.
La relation d’assujettissement de la couleur à la forme m’ennuyait. Progressivement je voulais être vraiment dans la peinture, pas dans des formes préétablies.
Et pour cela je me suis mise aux gribouillages ! Retour donc à une sorte de geste premier qui libère la couleur.
Je ne voulais plus de géométrie. Jusque là le propos n’était pas celui de la couleur et donc pas vraiment de la peinture.
PE
On arrive maintenant aux peintures des années 2004-2007 où effectivement la couleur prend une autre dimension.
Dans les toiles de cette période, contrairement à beaucoup de tes toiles plus récentes, la surface n’est pas entièrement peinte. Il y a beaucoup de réserves. Tu déposes des couleurs qui constituent des formes comme tu dis « en gribouillage ».

CL
Pour moi, il était question de libérer la couleur de toute forme préétablie. Comme je disais, c’était revenir aux sources, renouer avec un geste graphique élémentaire. Et là la toile blanche enduite s’est imposée. J’ai découvert le plaisir de travailler au pinceau sur une surface lisse au plus grand bénéfice de la couleur.
PE
Tu libère donc la couleur, car jusque là on n’était pas encore dans un propos de coloriste même s’il y avait dans ton travail précédent des accords élégants.
CL
la couleur était au service de la forme. Désormais couleurs et formes ne font plus qu’un. Mais je ne sais pas s’il faut parler de formes ! Il s’agissait plutôt de traces laissées par le geste qui retrouvait un mouvement spontané comme dans les premiers dessins d’enfant.
PE
Comment composais-tu ta surface ?
CL
Les toiles étaient comme de grandes pages blanches sur lesquelles je faisais mes exercices de « lâcher de couleurs ». La plupart du temps une répartition plutôt organique en fonction de la dynamique propre aux éléments prenait place progressivement sur l’ensemble de la surface. Parfois une régularité un peu linéaire s’imposait comme des séries de gammes. Je déteste l’idée de composition. Il y a quelque chose de trop volontariste, qui écarte les possibilités infiniment libres et ludiques du jeu de la peinture et de tout ce qui la constitue.
Même précédemment le dispositif au sol sur toile brute balayée par la spatule, évitait l’idée de composition.
PE
L’occupation de l’espace n’est donc absolument pas architecturée.
Le moment où tu es en relation avec Jean-Pierre Pincemin correspond à cette époque ?
CL
Oui cela correspond à cette période car je me souviens qu’il m’avait montré comment maroufler des bandes de renfort à l’aide d’une colle … pour pouvoir tendre sur châssis une toile peinte jusqu’en ses limites. C’était d’ailleurs pour la toile qui avait été achetée par le Cnap et qui s’est retrouvée dans tes bureaux au Ministère de la Culture !
PE
Qu’est-ce qui te rapproche de Pincemin ?
CL
J’étais d’abord fascinée par son pouvoir créatif. Je suis arrivée un jour dans son atelier et il était en train de peindre, absorbé par son travail. Il ne faisait qu’un avec ses couleurs, le support sur lequel il travaillait, son pinceau qui était comme le prolongement de sa main. Tout son corps n’était qu’un médium au service de la peinture. Peintre-médium !
Je crois qu’en dehors de cette image, ce qui m’intéressait dans son œuvre c’est d’une part la relation entre peinture et sculpture, et même dans sa période des palissades alors qu’il ne pratique pas encore vraiment la sculpture, il y a une dimension monumentale et frontale qui faisait écho à mes préoccupations d’alors. Et d’autre part ce que je trouvais formidable à une époque où chaque peintre devait faire une œuvre identifiable par sa marque de fabrique, c’était son incroyable liberté de passer d’une abstraction très épurée à quelque chose d’apparemment complètement différent et figuratif. Il incarnait aussi pour moi les principes de Support-Surface qui ont tout de même marqué ma génération. Mais les théories du groupe Support-Surface avaient à la fois un effet libérateur de déconditionnement par rapport à la tradition de la peinture mais en même temps cela pouvait nous conditionner dans un autre sens, finalement vers une sorte d’assèchement de la pratique picturale. Or Jean-Pierre Pincemin ni par son attitude, ou sa posture d’artiste, ni dans sa pratique n’imposait un quelconque dictat.
PE
Tu es donc proche de lui dans le processus pictural lui-même bien que ton travail soit assez différent du sien.
Ta peinture est d’ailleurs d’une grande légèreté à cette période, et l’on commence à voir des coulures, ce qui n’était pas le cas avant.
CL
Les coulures sont liées au fait de travailler la peinture en vérité. La peinture peut être liquide, ou épaisse, ou grumeleuse, transparente ou opaque. Cela m’apparaissait de plus en plus fondamentale de combiner le jeu des couleurs avec la vérité matérielle de la peinture. Cela associé aux outils. Et là je reviens à l’utilisation des pinceaux. Donc les pinceaux, la couleur que je prépare au fur et à mesure à partir de pigments et de liants acryliques ou vinyliques et la toile blanche déjà enduite agrafée au mur. Par ce retour à un dispositif qui peut paraître traditionnel j’ai l’impression d’avoir fait le chemin inverse de beaucoup d’artistes. En plus par la relation frontale à la peinture imposée par ces choix, a inévitablement induit un travail du regard, la composante « rétinienne » radicalement rejetée par duchamp.
PE
A propose de vérité, que penses-tu de la fameuse phrase de Cézanne « Je vous dois la vérité en peinture » ?
CL
Vaste sujet ! Je crois que Cézanne ne s’est pas embarrassé du superflu, il est allé à l’essentiel, remettant la perspective en question, laissant certaines parties non finies, ou juste esquissées lorsque cela n’avait pas d’impact sur la conception générale du tableau. Ce qui l’intéressait c’était la peinture et non la reproduction du réel. Le réel il l’a soumis à la peinture.
Pour moi la vérité c’est d’être à l’écoute de ce qui advient. Picasso parlait de l’œil qui écoute.
PE
Pendant toute cette période tu ne mets toujours pas de titre à tes tableaux. Tu acceptes que ta peinture soit livrée comme de la peinture sans référence à rien. Ce qui est la caractéristique de la peinture abstraite.
En 2007 les toiles sont déjà beaucoup plus saturées. On peut repèrer plus ou moins le même geste en arrondis, parfois en spirales et qui va peu à peu habiter l’ensemble de la toile. On voit que les couleurs sous-jacentes sont plutôt claires et tu vas progressivement les nourrir de nuances plus foncées.
CL
Ce qui commence à m’intéresser à ce moment-là c’est la densité picturale. C’est un espace plan mais produit par des strates, avec une profondeur, un effet de condensation graphique et picturale.
PE
Il y encore beaucoup de fluidité, comme s’il s’agissait de garder à l’espace sa liberté. Cela correspond sans doute à ton désir de ne pas concevoir une composition à l’avance.
Et donc cette fluidité donne lieu à une occupation de la surface presqu’en all-over, en tout cas avec une répartition des intensités relativement homogène.
CL
Mais ce ne sont pas des all-over. Tout çà parce que l’idée de tableau m’intéresse trop. Un all-over donne lieu à des surfaces qui visuellement peuvent s’étendre au delà des limites du format. Mes toiles ont des limites, des marges, ce sont des lieux donnés et c’est dans ces lieux donnés que la peinture doit faire son œuvre. Il y a une opération qui s’effectue au sein de cet espace et pas ailleurs. Il s’agit de prendre en compte la surface et son étendue. En outre les marges sont toujours intéressantes dans le sens où elles témoignent du processus et des couches sous-jacentes.
PE
Dans « Retour du Grand Réservoir », on a là un all-over ?
CL
Oui, mais c’est une toile à part. J’en raconte l’histoire dans mon dernier catalogue. L’histoire de la petite voiture rouge qui m’entraine dans les décombres du dessous d’ escalier du Grand Réservoir sur un emballage au nom et à l’adresse de Jean-Pierre Pincemin alors qu’il était mort quelques mois auparavant. Cet événement m’avait bouleversée. Quand je suis rentrée à l’atelier, j’ai déroulé une grande toile, j’ai pris mes pinceaux et ce fut une provocation en duel avec la peinture. Une toile réalisée dans la foulée.
PE
A partir de 2006, on voit des toiles plus saturées, certaines avec des transparences qui laissent apparaître une lumière et des graphismes sous-jacents.
Parallèlement tu travailles les collages. C’est un travail sur papier. Quelle relation tes collages ont-ils avec ta peinture ?
CL
Pour moi ce sont aussi des peintures, mais des peintures faites de résidus, de fragments de papiers qui portent des traces de couleurs, des bouts de rien sauvés d’un fond de tiroir. Il y a dans mes collages quelque chose de fragile et dérisoire qui n’existe pas dans mes toiles. C’est à chaque fois un jeu d’équilibre précaire. Ils ne sont pas bidimensionnels, je les travaille comme une sculpture, accrochés au plan juste par quelques points. Ils doivent garder leur esprit de précarité. J’aime ce défi de faire quelque chose avec presque rien. C’est la couleur sauvée de nulle part. Cà aussi c’est dans l’esprit de Support-Surface, « faire avec », pour reprendre les termes de Pierre Buraglio. Mais il y a tout un jeu entre les couleurs, les matières, les graphismes, qu’il soit dessiné ou matériel, et parfois avec l’ombre portée. Ce qui dans la peinture existe par les strates et les arrières plans, se concrétise dans les collages par des superpositions et des accumulations de différents éléments qui créent du volume.
PE
Les arrières plans se devinent parfois par transparence. Transparences ou réserves que l’on retrouve souvent dans tes peintures. Il semble que le blanc de la toile en réserve soit comme une tache de peinture blanche.
CL
Oui, il y a une interférence entre le blanc de la toile et les touches de blanc réellement peintes qui viennent après par-dessus d’autres couleurs. C’est le cas aussi pour ce qui se passe entre les couleurs autres que le blanc, celles du dessous qui apparaissent en résurgence et celles en surface qui se répondent alors qu’entre les deux il peut y avoir plusieurs strates d’une autre ou de plusieurs autres couleurs. Tout cela crée une masse picturale qui, dans son épaisseur, produit sa propre dynamique, une vie interne que le regard devrait percevoir. C’est peut-être çà dont parle Cézanne lorsqu’il prononce sa fameuse petite phrase « Il faut que cela se réalise » à propos du tableau à venir.
PE
Ce jeu de va-et-vient entre les strates est intéressant. On a l’impression que ce qui se jouait sur l’étendue de la surface dans les toiles d’avant 2010, se passent ensuite et jusqu’à aujourd’hui dans la profondeur ou dans l’épaisseur des couches de peinture.
CL
Ce que tu dis est intéressant parce qu’il m’évoque le travail que je fais parallèlement en gravure. La gravure pourrait avoir essentiellement un rendu bidimensionnel par le processus d’entaille sur une surface que l’on reporte au moment du passage sous presse. Or il m’arrive souvent de superposer les impressions de plusieurs plaques pour avoir cette densité liée aux arrières plans. Et, comme en peinture, de ménager des réserves pour qu’apparaisse le premier tirage.
PE
Soulages lui, faisait des trous dans le cuivre pour laisser passer le blanc du papier. Toi tu attrapes le blanc autrement. Mais tu ne peux pas te passer longtemps de couleur, et dans tes gravures il y a tout un réseau coloré avec souvent des touches colorées sous le graphisme de la pointe sèche ou de l’eau-forte. Comment procèdes-tu ?
CL
Plusieurs stratégies sont possibles. Comme je le disais par des tirages superposés à partir de plaques qui ont des couleurs différentes, ou par un travail antérieur au passage de la gravure avec des collages ou une préparation en couleur du papier. Cela peut se faire aussi par la technique dite du « chine collé », très jolie technique du papier marouflé avant impression. La gravure est une discipline assez technique qui a ses contraintes et ses traditions mais qui permet une infinité de possibles, et tout un jeu combinatoire vraiment très créatif.
PE
Quelle place tient la gravure par rapport à ta peinture ?
CL
C’est un travail parallèle qui me fait sortir de l’atelier, qui me permet à la fois de prendre des distances avec la peinture tout en étant en fait en continuité avec elle.
PE
Retour aux grands formats. Après toutes ces années d’explorations, de questionnement de la peinture, il semble que tu trouves quelque chose qui soit vraiment toi. Tu as énormément de couleurs différentes avec une interpénétration des gestes. On a l’impression que la toile est nourrie, une sensation d’épaisseur. Aucun aplat sauf dans les réserves de la marge. On est devant une peinture non pas exactement agitée, mais modelée, travaillée centimètre par centimètre et l’on suppose que tu mets du temps à réaliser une toile de ce type.
CL
Oui la réalisation d’une toile comme Eulalie, A la Folie, Sircilla ou d’autres prend énormément de temps. J’ai travaillé pratiquement tout un été sur la toile A la Folie.
On devine pourquoi je lui ai donné ce titre ! C’est tout un travail du regard d’une extrême exigence. Je fais des kilomètres lorsque je peins un grand format parce qu’il faut que cela tienne de près comme de loin. Les couleurs sont comme des entités vivantes, exigeantes, boudeuses, irascibles, ou au contraire douces, trop douces, élégantes, trop élégantes, ou soudainement vulgaires, outrageusement tapageuses. Elles se disputent et se jalousent la meilleur part. Il faut leur laisser toute leur force singulière tout en les rappelant au dialogue, à l’équilibre, même si parfois l’équilibre est heureusement dangereux pour ne pas être trop sage. Me revient la phrase de Pollock quand il disait à propos de ses toiles en dripping « c’est un jeu libre de concession mutuel ». Je ne fais pas de dripping puisque j’assume la relation frontale à la toile, avec un travail aux pinceaux, « une écoute du regard », et donc un travail absolument rétinien, n’en déplaise à Marcel !
PE
Au même moment il semble que tu puisses basculer vers une peinture soudain plus ouverte. On comprend que tu aies besoin de te reposer un peu !
CL
D’une part je ne peux pas être toujours dans cette même tension d’une toile à l’autre, d’autre part ce que je mets à l’épreuve dans une toile saturée, je dois pouvoir l’éprouver, le mesurer autrement. Certaines toiles sont plus ou moins denses avec une picturalité serrée, d’autres sont plus graphiques, sorte de dessin qui se délie dans et par la couleur.
Il y a aussi la nécessité d’une diversité de climats colorés, ou de dominante d’une valeur plus ou moins claire ou au contraire plus sombre, le choix d’enfouir la couleur pour qu’elle émerge en rémanence. Puis soudain c’est une jubilation extravertie des couleurs qui s’impose dans une sorte de lyrisme gestuel telle que « Solstice d’été ». Les toiles suivantes pourront être à l’inverse tout en retenue, comme « Tombée de jour », « Le Ciel est toilé » ou encore « Soleils brouillés ».
PE
Ta peinture peut faire penser parfois à Joan Mitchell par l’apparente liberté du geste et des couleurs. Joan Mitchell que j’avais d’ailleurs rencontrée. Je l’avais invitée à déjeuner Matignon. Elle était assise devant des toiles de Braque qui faisaient la fierté de Rocard. Elle regarde et elle dit « Que c’est laid ! Heureusement qu’il a des Hubert Robert»
CL
C’était une femme sans concession je pense. Les toiles de Braque étaient tellement loin de ce qu’elle faisait !
PE
On pourrait penser que tu as aussi beaucoup regardé Cy Twombly lorsqu’on voit tes modes de graphismes des toiles du début des années 2000.
CL
Ces deux peintres sont évidemment des références pour moi, mais comme le sont d’autres peintres. Ce qui nous rapproche en fait, ce sont les mêmes sources. Ce sont les Nymphéas. Joan Mitchell s’est installée à Giverny sur les traces de Monet et Twombly était aussi en affinité avec Monet et surtout avec les Nymphéas.
Je te parlais de la forte impression que m’avait fait l’atelier de Brancusi lorsque j’étais adolescente mais il y a eu au même moment ma découverte des Nymphéas à l’Orangerie. J’étais arrivée un matin dans les salles ovales de l’Orangerie. Il n’y avait personne, sauf un jeune homme assis en tailleur en train de méditer ! Ce fut un choc, non pas à cause du jeune homme ( !) mais un choc par le climat général produit par les Nymphéas. Je crois que tout s’enracine là autant qu’à travers l’œuvre de Brancusi.
Quant à Twombly qui me touche énormément, je n’avais jamais vu ces graphismes circulaires lorsque j’ai fait mon retour au « geste premier ». C’est bien plus tard que j’ai découvert cet aspect de son travail, notamment à la Fondation Yvon Lambert en 2007 à Avignon. Et ce fut là plus qu’un choc, d’autant que je retrouvais dans le mouvement de son geste en lasso arrondi, la même orientation de droite à gauche que je faisais instinctivement à peine quelques années avant. Ensuite il y a eu la grande exposition de Munich au musée Branbhorst. B. pourra témoigner de mon émotion. Ses immenses fleurs d’un rouge de cadmium irradiant tapissaient le mur du musée de haut en bas et sur je ne sais combien de mètres. Ces peintures étaient pour moi une sorte d’œuvre ultime. Des fleurs de peinture monumentales qui pleuraient la peinture et je pleurai avec elle pour la première fois dans une exposition.
PE
Lorsque l’on voit tes toiles telles que « Retour de Fés », « L’irlandaise » ou « A la Folie », des toiles tellement nourries, reprises sans cesse, sur-nourries, on se dit que tu es arrivée à une expression qui est vraiment toi. Le travail de la couleur et du geste y trouve son accomplissement. Toutes ces toiles m’intéressent beaucoup. Elles peuvent évidemment participer au décor mais elles ne sont absolument pas décoratives. Elles nous mènent ailleurs. Est-ce que pour toi tu peux avec ces œuvres faire un rapport avec le sacré ?
CL
Oui bien sûr, mais il est délicat d’en parler. Il y a des moments d’une intensité inouïe où l’on finit par n’être plus qu’une sorte de réceptacle et pourtant complètement acteur du processus. Etre encore « cet œil qui écoute », cet espace d’accueil entre détachement et confiance. On peut d’ailleurs penser à ce propos à l’enseignement de Maître Eckhart. Cet état n’est pas donné tous les jours !
PE
Pierre Soulage dit que ce qu’il cherche dans le noir, c’est la lumière à l’intérieur de son obscurité.

dimenticare l’origine nelle foglie, Massimo Blanco, 2016

Claudie Laks: dimenticare l’origine nelle foglie
Massimo BLANCO, “Sapienza” – Università di Roma

Se ci soffermiamo sulle titolazioni dei dipinti e delle sculture di Claudie Laks emergono dei gruppi tematici molto coerenti e organici. Alcune sue tele fanno riferimento a città e località europee (Grenada, Monticello, il Vesuvio etc.) o asiatiche (in India, per esempio, Dehli e Sircilla), cosicché si deve pensare che il “luogo” per la pittrice sia di preferenza urbano e che si leghi a un’esperienza diretta, al contatto vissuto con scenari e contesti. Su un altro polo, come per reagire alle topografie concentrate delle città, una serie di tele rimanda al tempo. Nei dipinti intitolati ai mesi dell’anno (mesi caldi, di rinascita vegetale, marzo, luglio, agosto), o a “momenti” atmosferici, temporali, notturni e tramonti, il fitto reticolo grafico dell’artista dà prova di allentare la sua compattezza, accettando intervalli più spaziosi tra i nodi che contiene (e non di rado i colori assumono connotazioni floreali, in una specie di primavera impressionista, fatta di focalizzazioni intense su altrettanti focolai di forma che si è portati ad avvertire come dei fiori). Altre opere traggono l’intitolazione dai colori: l’ametista, il carminio, e poi il cobalto chiaro, il nero con l’avorio, ossia, negli ultimi due casi, delle cromie che sviluppano contrasti forti. In taluni casi, dunque, l’artista vuole sperimentare un dosaggio di timbri che va a drammatizzarsi, con due estremi che si separano, ciascuno nella propria specificità, minacciando all’occorrenza di disimpegnarsi dalla compenetrazione, cifra caratteristica dei reticoli dell’artista. Si tratta dunque di un caso limite. Ora, si può pensare che il contrasto rappresenti in Claudie Laks una vera e propria crisi (dal greco krinomai), vale a dire una separazione, una spaccatura, un taglio, in altri termini un evento capace di compromettere la compattezza del sistema cromatico, basato, come risulta evidente a chi osservi le tele di Laks, su equilibri armonici tra i colori. Il contrasto rappresenterebbe pertanto un evento disarmonico, il momento in cui l’omogeneità crolla, svelando, al fondo del suo gioco libero, al di là di una “primavera” di colori colti nel loro libero intreccio, mentre coesistono a minime distanze, una specie di “tettonica” sottostante. Al di qua delle forze disgreganti, si apre dunque una superficie ove vige un perfetto equilibrio di colori, una tessitura musicale (ne rendono testimonianza intitolazioni come Adagio e Ostinato). Ma come il dionisiaco sottostà all’apollineo, così, in Laks, può accadere che il contrasto sprofondi al di sotto dell’armonia, annidandovisi come un coagulo di forze scissorie, le quali operano con la prevedibile subdola lentezza al fine di spodestare l’armonia dominante in superficie, di fronte all’osservatore. Supponendo pertanto che un fondo di paura minacci dall’interno la gioia, accumulando contrasti timbrici che minano le superfici reticolari, capaci insomma di paralizzare l’evidente vivacità e mobilità dei nodi grafici mandandoli alla deriva, si può immaginare che ogni dipinto di Laks contenga due tempi: di fronte a noi un presente “apollineo”, che si caratterizza per la sua attualità, ossia un’armonia legata all’istante, al momento in cui percepiamo la vitalità e l’attività dei nodi grafici (un reticolo che ha richiamato l’attenzione di alcuni critici, che vi hanno giustamente scorto vibrazioni biomorfe o, più semplicemente, dei ritmi musicali). E vogliamo ripeterlo, dietro quel fronte attivo e aperto, strutturato dalla gioia dell’esistere e del percepire, si celano delle forze scissorie proiettate in avanti nel tempo, come a promettere un’evoluzione geologica, la futura scissione di parti compatte che andranno a opporsi ad altre “zolle”, allontanandosi fino a cozzare tra loro, come avviene nella più nota “deriva” dei continenti. Basterà osservare con pazienza il reticolo di armonie sincronizzato al presente in cui è percepito, al tempo in cui chi osserva ne intuisce il movimento armonico: la superficie diventa una griglia in cui, tra infiniti tratti di colore, si scorgono anche curve di colore scuro. Queste ultime sono i sintomi di un’altra dimensione, quella del foglio bianco che accoglie la scrittura. Ora, è questo l’elemento scissorio che pensiamo si annidi dietro le armonie frontali di Laks, le quali, per poter esistere, sembrano tenute a smaltire il nero delle lettere, il colore della scrittura.
Ma perché la scrittura rappresenterebbe in questo artista una forza scissoria? Non perché i tratti neri indichino altrettante fratture nel continuum armonico, ossia i margini di contatto tra zolle diverse. Non è qui il nodo dirimente. Forse tutto dipende dalla nota questione dell’arbitrarietà del segno. Il segno, infatti, non rappresenta l’oggetto, non intrattiene con il designato alcun legame di motivazione ed è sempre possibile, anche nei casi in cui ci si illuda sul nesso mimetico tra oggetto e segno, smontare la reciprocità tra la cosa e il segno. Lo sappiamo da Saussure, il segno è irrazionale e arbitrario. Al contrario, ricorrendo ancora alla linguistica, i segni sono motivati soltanto all’interno del sistema della lingua. Passando alla pittura, ogni armonia di colore – in ogni singola tela di Laks – è di fatto un sistema di segni che si sorreggono a vicenda, motivandosi nel loro reciproco accordo; i colori riescono a mantenersi su un livello di emersione e pertinenza che resta immune alla minaccia dell’arbitrarietà in virtù della chiusura del sistema sul valore “relativo” e reciproco di ogni colore. In altre parole, l’armonia dei colori rappresenta un sistema di valori che può anche non ammettere la presenza del nero e del bianco, ossia: della pagina e dell’inchiostro, del foglio e della parola. Al contrario, quando il bianco e il nero compaiono dentro l’armonia dei colori, si materializza una minaccia. È cioè il linguaggio nella sua assoluta arbitrarietà a mettere in crisi il sistema dei colori, che risulta coerente, come detto, in ragione dell’accordo dei suoi elementi, tanto meglio in armonia quanto più risultano assenti il bianco e il nero.

Proseguendo a classificare i titoli delle opere di Laks, ci si imbatte in nomi femminili tratti dalla mitologia greca: Asthérie, Daphné, Chloé, cui si accoda anche Vénus. Valutiamo il ruolo e il significato di queste figure. Le prime due, Asthérie e Daphné, rappresentano delle ninfe che si trasformano per sfuggire alla seduzione e al contatto. Si fanno intangibili perdendo la loro identità umana; Asteria si muta prima in quaglia e poi diventa un’isola; Dafne, è forse superfluo ricordarlo, si trasforma in lauro. Chloé, invece, è legata al verde e alla freschezza del mattino. Ella può rappresentare l’ultimo stadio della metamorfosi: il corpo di Daphné che si è infine mutato in un reticolo vegetale, ancorandosi alla terra. Ipotizzando che tali figure si leghino tra loro a tracciare un percorso disincarnante, supponendo cioè che ciascuna di esse sia chiamata a scandire una delle fasi di passaggio dall’umano all’animale, e dall’animale al vegetale, si può ritenere che la sequenza di quei ruoli sfoci in un “assoluto” cromatico, quello dell’armonia dei colori. Forse Claudie Laks vuole suggerire una sua personale escatologia. Il corpo scioglie la sua concretezza nel reticolo di colori delle tele, lo stesso che impegna la nostra attenzione sul movimento e la gioia, inchiodandoci al presente. In quel momento, irretiti dall’armonia, i sensi si sincronizzano con l’istante, con il momento in cui si gode della visione. E la coincidenza di sensorialità e presente, di armonia e istante ha l’effetto di staccarci dal corpo, trasformandoci in pure presenze percettive che osservano l’armonia dei grafi. Ora, rispetto a questo stadio di leggerezza disincarnata, di angelicità sensoriale si direbbe, il corpo si rivela come una dimensione regressiva, ossia come l’antipode, il punto di partenza da cui si è partiti per poter godere della sensazione, della libertà dell’aisthesis. Appunto, questo forse il senso che Claudie Laks indica tramite ninfe e dee della mitologia, e che abbiamo inteso come un’evoluzione dal corpo a un piacere senza corpo (dove il corpo è cioè “disinnescato” dal contatto visivo con l’armonia cromatica). Ma si faccia attenzione: quella leggerezza percettiva è anche una forma vegetale, e Chloé la avvalora col suo richiamo al verde. Cosicché, a questo punto, si deve capire che l’estasi senza corpo è il coincidere del nostro percepire con l’armonia vegetale nei dipinti. O meglio, l’armonia reticolare delle opere di Laks non è altro che la sopravvivenza di qualcuno che si è sottratto al contatto per offrirsi completamente agli altri, agli osservatori, per farsi dimenticare nel piacere che provano mentre osservano. Gli osservatori, appunto, catturati nella disincarnazione percettiva, quasi senza volerlo, vengono a contatto con Dafne, colei che si annida nei reticoli armonici. Dafne si è ormai liberata del passato e si è insediata nel presente, nella visione altrui. Ma a cosa serve Venere? Forse Venere è la divinità che tutela il passaggio dal passato al presente, dal corpo alla vegetazione. Il passato, in definitiva, si esaurisce nell’ora e, così facendo, al tempo stesso, fa cadere la necessità della scrittura, di una parola che ricorda. La parola infatti serve anche a raccontare, ad annotare ciò che altrimenti rischia di essere dimenticato. Ma nel presente, quello dell’armonia reticolare, essa perde ogni utilità. Cade perciò via perché non c’è bisogno di annotare qualcosa che sta accadendo, o meglio, non ha senso farlo perché in tal modo ci si dividerebbe tra vivere e ricordare. Si creerebbe appunto una crisi, una frattura, un taglio; l’armonia si spezzerebbe in parti, in “continenti”, in fette di spazio refrattarie, non più capaci di coesistere nell’accordo e nello scambio.

Ma c’è un altro passaggio. Torniamo a Venere. Venere nasce dalla schiuma, è in certo senso la figlia di un reticolo attivo. Prima di nascere, la dea era un corpo imprigionato nel tessuto della schiuma, reticolo che a sua volta, dopo aver custodito chi si è trasformato in vegetazione e spazio, potrebbe riconsegnarlo alla libera esistenza, restituirgli un corpo. Ecco venirci in soccorso altre titolazioni. Anges, Fées, Irlandaise, Oubliée, Appassionata: a chi si riferiscono questi appellativi? Di certo essi ampliano la cronologia delle allusioni di Laks. Al tempo antico della mitologia si affianca il fantastico medievale, una religiosità per certi versi infantile e popolare, cui si aggiunge eventualmente una qualche suggestione verdiana, se cioè si intende Appassionata come un titolo operistico. Ma più incisivo e misterioso risulta il doppio richiamo alla Irlandaise e alla Oubliée. Chi è l’irlandese? È forse la sposa d’Irlanda, Isotta? Di nuovo si allude a una fanciulla che si minaccia di coercizione, che si vuole costringere al contatto, “irretire” appunto, inglobare in un gioco di rapporti a cui vorrebbe sottrarsi. Ancora una volta, per sfuggire al rapimento è necessario trasformarsi in altro, in un reticolo di foglie, in una cortina vegetale, farsi “dimenticare” nella forma inumana che si è costretti ad assumere per sfuggire alla violenza. In definitiva, i reticoli armonici di Laks sono l’ultimo stadio di una metamorfosi, Asthérie, Daphné e Isotta si sono nascoste nella loro metamorfosi in piante e spazio e si fanno proteggere dalle armonie che si schiudono a chi osserva. Chi osserva, pertanto, non conosce l’origine delle armonie che gli si offrono, ne ignora la radice umana, la scelta di trasformarsi, l’evento doloroso che ha consentito alle ninfe di sfuggire al contatto. Soprattutto sfugge l’alto prezzo pagato per ottenere questo risultato: la rinuncia all’identità umana, cancellata per fare spazio all’inumano, al vegetale. Si profila anche un’idea della morte come metamorfosi del corpo in pianta: si muore infatti per sfuggire a una morte in vita, quella che deriverebbe dalla coercizione, quando delle forze perentorie ci coinvolgono in una rete di rapporti che rifiutiamo. La metamorfosi anticipa la morte, trasformando una vittima potenziale in un’armonia di colori vegetali, risvolto istantaneo e vitale di una nuova identità, quella di chi ha voluto farsi dimenticare, accettando di perdere la propria identità.

C’est aujourd’hui sauvage, Patrick Grainville

     

 

 

                                 

                                         

        Claudie Laks, l’aventureuse, l’exploratrice du premier jour. Ulysse est une fille radicale dont l’Odyssée est un départ. Iles dans les lacis de la lumière. Sirènes de la couleur. Un cosmos sans origine ni fin tournoie sur son erre. La ligne invente ses labyrinthes, ses avatars perpétuels, ses nids de courbes,  ses criques déliées, ses mouchetures de murène et ses essaims de corail. Fluide et tellurique Claudie. Les senteurs végétales de ses atolls. Ulysse n’a jamais eu envie de rentrer. Tout circule dans la clairière de Circé fille du soleil.

   Cette liberté est conscience. Voyage lucide. Une vision dans la peinture et dans la couleur aimante la course de Claudie Laks. Une grande écoute en alerte. Vigie, qui-vive, tous les courants, tous les rivages partout. Toutes les moirures des mirages. On a le sentiment d’une absence totale de calcul et de contrainte. Mais rien n’est plus périlleux, plus excitant que ce lâcher de la ligne. Libérer la ligne et la couleur sans rien céder de la clairvoyance. Sois souple, sois concentrée, légère, embusquée, vive, alarmée, profonde, ramassée et projetée, lapidaire en tes lassos, tes nœuds, tes tours. Le méandre ou la rupture découvrent la sensation. Les tourbillons partout. Totons ! Délivre ta nageoire et ton aile, vire, coupe, croise, creuse, rompt, lévite, pointe,  recule, propulse. Epuise ta source intarissable. Toujours au bord du chaos. C’est là le volcan des forces et des voltes. Ne pas sombrer, mais virer, happer l’énergie formidable, s’éblouir du gouffre, voler, vivre autour de l’abysse. Hirondelle du précipice. Le prénom de Claudie déjà, la gutturale ailée, le cercle, la boucle et le trait qui dédie. Laks, lacets. Aronde qui bifurque sans cesse et trahit l’augure. Tirésias pourra interroger à jamais les entrailles de poulet, il ne présagera pas ton geste. Car tes couleurs de Sémiramis n’adviennent que dans les jardins du désir.

   Claudie Laks fait un saut dans le vide vivant, cette  respiration qui la porte. Epouser l’énergie du monde. Où est le moi de Claudie dans ces péripéties nomades ? Moi couplé à l’avènement de la peinture, moi envolé dans la lumière, œil d’épervier. Fondre sur la trouvaille.

    Ce qui frappe, c’est la science du trait pur et de la couleur brute. Les nuances, les rapports merveilleux. Tout l’arc-en-ciel à foison, les mailles enchevêtrées à perdre la raison. L’Amazonie des couleurs au lendemain de la mousson. Les superpositions de la genèse, les terrassements successifs, l’étagement des rapidités, les effets de réverbération entre les couches de création. Approfondir, couvrir, révéler l’autre texture. Mille scènes naissent et se perdent dans la matière. Toutes ces triturations sans décoller de l’essence. Sans figurer. Sans abstraire !  

  Arabesques spontanées et volutes filantes, fouillis subtils  mais sans rien d’orné ou de décoratif. Nulle ostentation, parade mais une prouesse pure qui se nourrit de ses anneaux, des ses fuseaux, de ses arceaux. Jeu des courants abyssaux, croisés, plongés, dansés jusqu’à la surface. Allers retours des squales, des Léviathans de la couleur. Krill, fretin frétillant. Monstres entrevus, hybrides fantasques, « tropismes » comme  Nathalie Sarraute les nommait, dans l’aquarium des arborescences, des matières. La vertigineuse serre de la peinture.  

   La boucle le cède à la hachure. Canine de la couleur. Herse des rouges, des verts, des jaunes, des bleus, des noirs, des bruns. Alchimie de la couleur rimbaldienne oui. Primitive. Voyelles ! Adolescence sauvage. Animal de la couleur. Elle vous sautera dessus. Elle dévore. Joie carnassière. Décapée de toute culture, de toute civilisation. Sans laisse. Hérissée dans son herbe. Hachures de Cézanne dégondées de toute référence, de tout paysage, de tout fruit. Rien que la touche et l’enchanté circuit. Cette  attaque vive et véloce du fauve qui médite à midi. Ne jamais abandonner le principe, la puissance de la source. L’effet du précipité actif. Toujours tenir le fil, la force. Toujours voir, toujours danser, chorégraphie sans livret. La vie c’est tout. Le voir. Le pouvoir de la couleur. Son vouloir ivre. Son gai savoir. « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui ».

    Claudie risque. Toutes les possessions. La violence de la couleur, ses latences, même les gris, les cendrés, les blancs, l’évanescence «  sans rien qui pèse ou qui pose ».  La touche brute, instinctive, tenace. La bigarrure gaie, guerrière. Que la peinture est jolie ! Tous les calaos, les toucans de la couleur dans les rets, les crochets du geste féérique. L’euphorie de la jungle. Les voltes de la sarabande. La couleur sabre au clair jaillie de son humus,  de son terreau étourdissant. Ses tactiques, ses intuitions. Son charivari pensé. La couleur héroïque et pionnière. L’angoisse luxuriante. Vertige ! L’amazone emballée… Vrille ! Bariole ! Carambole ! Orchestre la cadence des nuances et des stridences. Ose saturer sans sombrer. Un beau chaos est l’harmonie de l’excès. Le comble de l’art pour les vrais affamés, les effrénés de la beauté. Alors explose la grande joie baroque. Celle de l’extase. Il faut des mots qui éclatent le monde.

   … Ou bien des tons plus tendres, plus suaves. L’intime, les secrets écheveaux d’un visage en pelote évanouie, d’un paysage dilué, d’une histoire brouillée. « Fourbis », « biffures », comme disait Leiris, marelles du subconscient de la peinture… Une autre scène survient plus onirique, plus estompée. Car la couleur a ses fantômes et ses miroirs, ses revenants sans cri, ses nostalgies exquises. Ses jardins frais et ses fleurs de l’ailleurs.  Tout est possible, rien n’est tabou au paradis des commencements. Tous les levers de la couleur, tous ses couchers, tous ses états migratoires, imaginaires. Sa transe et son évanouissement. Ses opéras et ses coulisses. Ses au-delàs, ses parousies. Ses profondeurs enfouies, ses réminiscences des fonds, ses féeries frontales. Ses enlisements de marécage en fleurs. Ses immenses mangroves macérées, irisées de nuances. Ses reflets de Vivonne proustienne. Son camaïeu de catleyas. Ses débauches accélérées ou bien ses ébauches presqu’enfantines. Son crayonnage qu’on croirait naïf. Son bâton de couleur. La grande anarchie avide, la bacchanale cosmique ou le presque rien. Mais qui donne la totalité ? Le simple trait ou le tout saturé ? La couleur a ses outrances royales, son gaspillage de Sardanapale et ses anges qui passent.

   Claudie Laks passe toujours. C’est une orgie et une ascèse. En fait, on peut aussi bien dire que rien n’est permis pour que l’autre liberté naisse. Qu’éclate l’impossible jouvence. L’originelle palette. L’habit de lumière de la matière.

    J’ignore pourquoi, à mes yeux, Claudie Laks n’est pas un peintre abstrait. Ses tableaux ne me donnent jamais une sensation d’abstraction. Ils me prodiguent des liaisons et des syncopes de sensations pures. Ce n’est pas non plus un peintre abstrait-lyrique, car il y a chez elle  quelque chose de plus radical, de plus primitif. Mais elle n’est pas non plus un peintre brut car elle est conscience accomplie, intuition  aigüe de la peinture. On parle beaucoup de gribouillage avec elle. Mais rien pourtant qui relèverait à vrai dire du naturel enfantin, du borborygme ingénu, primaire, d’une maladresse organique, charmante et en devenir. Alors ? Si l’on veut à tout prix un qualificatif toujours imparfait, Claudie Laks est un peintre originaire.

   Une belle folie de peintre. La couleur est une herbe folle. Envahissante, captivante, fourmillante. Claudie Laks ou l’orchestration du chiendent. La peinture, c’est l’extrême, l’amour fou. Claudie Laks déchaîne les délires lucides des  couleurs. 

   Partir. Ulysse ou Jason, sans s’attacher au mât. Traverser les isthmes, les séismes. Sourire aux sirènes. Tous ces cratères de la couleur prodigués sur la mer en son mortel chatoiement. Trouver. Larguer tout bagage pour aviver le vol, alléger l’invention, parvenir à la vue, à la vigilance extrême.

  Claudie Laks avance dans l’atelier, recule, tourne, attend, veille, guette, surprend. La peinture est athlétique. Façon Artaud désignant l’acteur, « cet athlète du cœur », et des souffles. Le tableau consume son ouvrière dans l’affrontement spatial. Claudie, abeille infatigable, reine des distances et des corolles inouïes. Chercher le tracé, trouver l’angle, le pigment,  l’or, ouvrir la solution colorée dans la nasse de l’œuvre. La devinette se tait. Il faut décacheter le message des sens et des dieux. Nectar !… Entendre l’espace, le temps, la rumeur de tous les possibles. Le formidable bruit du chaos vous chavire. La séduction c’est lui ! Disparaître dans un grouillement. Volupté terrible du naufrage. Pulsion de vie et de mort fondues. Alors, tenir la barre sur l’hélice du maelstrom béant. L’atelier est un ring à perdre haleine. Une arène de Leiris campant son artiste  tauromachique ! Errer. Choisir.

  Un créateur  sent tout à coup la direction. Il y est ! Il est porté, transporté. Passer sans cils ni paupières. Filer. Apparaître. A chaque instant le pari, la foudre, la fée. Sur le fil. A la pointe du diamant. Danser. Brûler bacchante ! Rayer, griffonner, en tous sens, de ses patins de vair la piste immaculée. Voir au travers du grimoire des forces et des gestes. Sonder  l’incroyable roncier printanier.  Cela monte, oui,  des mille épines de couleur. C’est là ! Quelle plénitude soudaine ?  Non pas la fleur « absente de tous bouquets »  de Mallarmé mais l’aubépine multicolore de l’œuvre épanouie.

   Incandescence. Etoile de la couleur. Vénus du matin. Mille fleurs. Milliards de signes sédimentés. Palimpseste criblé de géantes rouges et de naines blanches. Entrelacs de comètes. Chorégraphie, constellations, prairies. O ces lointains Big- Bang ! Ces échos emmêlés de  gestes originaires dans la fraîcheur du matin criant.

   La ballerine se lance, bergère des firmaments et des forêts, la saillie de son aile. Le feu, le bel, le vivace… La houlette de la peinture vierge. C’est aujourd’hui toujours. C’est aujourd’hui sauvage.

                                                    Patrick Grainville

  

Des forces à l’oeuvre, Gérard Bras

Des forces à l’œuvre

L’espace de notre vie n’est ni continu, ni infini, ni isotrope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se déconnecte et où il se rassemble ? On sent confusément des fissures, des hiatus, des points de frictions, on a parfois la vague impression que ça coince quelque part, ou que ça éclate, ou que ça cogne. […] Le problème n’est pas d’inventer l’espace […] mais de l’interroger, ou, plus simplement encore, de le lire ; car ce que nous appelons quotidienneté n’est pas évidence, mais opacité : une forme de cécité, une manière d’anesthésie.Georges Perec, Espèces d’espaces

La peinture là, simplement, capte le regard. Elle ne s’offre pas à la vue, qui accepterait ou refuserait d’en traverser la surface, pour explorer l’arrière-monde dont elle serait l’apparaître. Elle impose sa présence, sans reste. C’est vrai des grands formats, surtout. Cinq mètres carrés de couleurs sans formes, accrochés verticalement. Présence forte, comme on dit d’une musique qu’elle est forte, parce que l’amplificateur est poussé, non pas saturé, ou parce que l’on est assis au premier rang d’orchestre. On pourrait parler d’altération picturale, comme on parle d’altération musicale, sonore plutôt : le son est élevé jusqu’à ce point où l’esprit est capté, non pas captif, captivé, empêché de se laisser distraire par les bruits mondains. Il est dans la musique, comme ici il est dansla peinture. Pas trop près, ni trop loin, parfois en jouant des distances, c’est selon : chaque toile oblige l’œil à trouver son site. Ensuite, c’est affaire de jeu, de droite, de gauche, de près, de loin, jusqu’à être interpelé par une zone que l’on croit pouvoir isoler du tout, illusoirement, et qui pourtant n’est pas perçue comme fragment. Les photographies de détails l’attestent, qui présentent de nouveaux tableaux, parfois d’une plus grande densité que celle de l’œuvre d’où ils sont abstraits. Le fragment est encore une manière de signifier la totalité, comme ces statues anciennes dont il ne reste que des parties, plus ou moins importantes, qui disent le corps entier manquant. Au contraire, ce détail qui se suffit à lui-même, qui ne frustre pas le regard qui l’isole, expose que le tableau « entier » n’est pas non plus une totalité, ne prétend pas à la totalisation, comme s’il était lui-même aussi un détail, une portion prise d’un plan intotalisable, qu’aucun Tout n’en donne la vérité.

Les limites de la toile sont donc artificielles : rien n’interdit d’imaginer que la peinture se prolonge au-delà, sans que l’on ait le sentiment d’une perte ou d’un manque, quel que soit le procédé de délimitation : all over, marge de toile blanche, encadrement de couleur. Dans tous les cas, les limites de la toile ne constituent pas un cadre qui enferme un Tout cohérent ou harmonieux, mais un procédé de focalisation qui rend visible, qui expose un pur multiple. La question que pose la peinture est alors celle de son unité. Comme le jeune Nicolas Poussin devant La Belle Noiseuse, nous n’y voyons qu’un « chaos de couleurs ». Chaos n’est pas mal dit : il y a quelque chose d’originaire dans cette peinture, d’archaïque plutôt. Mais ici Chaos n’est pas Béance de laquelle le monde émerge, ni désordre avant intervention de l’Esprit. Dimension lucrécienne de cette peinture ? On peut y voir la chute des atomes dans le vide infini, affectés de clinamen (déclinaison), se heurtant de manière aléatoire, s’agglomérant ou se repoussant nécessairement à cause de leur structure propre, « de mille façons heurtés et projetés en foule / par leurs chocs éternels à travers l’infini, / à force d’essayer tous les mouvements et liaisons, / ils en viennent enfin à des agencements / semblables à ceux qui constituent notre monde » (Lucrèce). Double multiplicité : des toiles les unes par rapport aux autres, chacune présentant si l’on veutun agencement mondain possible ; à l’intérieur de chacune, où se forment diverses molécules, en tension les unes par rapport aux autres. Toutefois, la peinture résiste à cette hypothèse, prisonnière du schème de la représentation, parce qu’elle ne fait pas droit à l’informe qui s’y expose. Cela se voit dans Vivace, Pizzicato ou Adagio parce que le fond y est apparent : les traces de couleurs viennent se regrouper là, non parce que la toile serait fenêtre qui ouvrirait sur le réel dont elle représenterait les signes, mais parce qu’elle joue comme plaque révélatrice, aimantation,plan d’immanence d’un multiple de traces-couleurs sans Un.

Chaos de couleurs nomme d’abord cela : l’absence de formes, donc de récit, fût-ce celui de la naissance de mondes. Les formes masquent l’essentiel. L’informe, ici, n’est pas matière brute, mais forces. Une force, en effet, est bien un invisible, rendu sensible sous certaines conditions expérimentales, qui permettront d’en donner la fonction mathématique et d’en user techniquement. Ainsi en va-t-il de la force gravitationnelle qui rend raison de l’interrelation entre deux corps physiques, saisie par l’équation newtonienne. Mais c’est de perception, non de calcul, dont il est question en peinture. On peut, comme le fait Poussin dans L’Enlèvement des Sabines, rendre visible une force en figurant un groupe qui résiste à la violence d’un autre, la fuite des Sabins de la gauche vers la droite, contrariée par le rapt des Romains qui les emportent en sens inverse : sous la représentation des formes, le percept des forces qui rend visible. On peut même inscrire ces forces psychiques sur fond d’une destinée en les situant dans la perspective du devenir de Rome. Supprimez l’histoire et les figures, et « l’aplat vibre, s’étreint ou se fend, parce qu’il est porteur de forces entrevues » (Gilles Deleuze).

Éprouvées plutôt qu’entrevues: chez Claudie Laks la toile est réceptacle de gestes, le corps du peintre se faisant médium ou vecteur de forces, transmutant l’espace en un lieu habité. Médium pour le geste inaugural que capte la toile blanche. Vecteur ensuite, parce que c’est la peinture posée qui appelle, selon sa « nécessité intérieure », les entrelacs de couleurs qui s’attirent ou se repoussent. Il faut la nourrir dit-elle, comme un individu qui nécessite un apport d’énergie pour déployer son existence. Qu’il en soit bien ainsi, le spectateur l’éprouve à raison des rythmes différents de la touche. Comparez Juillet 06 avec Hiver 06, la vitesse des jaunes du premier se fait sentir et anime le mouvement de l’œil pour affecter le corps entier d’une danse au rythme frénétique : le corps n’est pas affecté par la même lumière, la chaleur concentrée en une zone de Hiver a diffusé sur toute la toile du second. Considérez Vivace ou Pizzicato en regard de Nocturne ou de Tombée de jour : vitesse de petits gestes dont les traces se nouent, comme en effervescence dans le premier, s’épanchant et se répondant dans le deuxième, alors que la touche plus large du troisième lui confère un tempo plus lent, une sonorité plus grave, en mode mineur dirait un musicien. Le geste est énergie (energeïa, en œuvre [ergon], à l’œuvre) d’une force ou d’une puissance (dunaméis) qui s’effectue. La toile a capté le geste dans la pureté de l’élan qui ouvre un possible, dans la spontanéité de sa dynamique, de sa force, et non pas ce geste domestiqué, soumis à une tâche et qui s’explique par sa fin. Mais ce geste purement mécanique, enfermé dans le dessein qui le rend efficace, existe-t-il ? Rien n’est moins sûr, même s’il est clair que le travail enchaîné, avatar d’une technique qui impose au monde son ordre, tend à le réduire au mouvement mécanique qui informe une matière passive. Ce que le geste exprime c’est donc non pas la soumission du corps à l’âme, comme du moyen à une fin, mais l’unité indivisible des deux.

Je parlais de traces-couleurs, manière de dire que le geste enveloppe un deuxième aspect, non réductible à la force qu’il est, qui prime même sur cette force, lui confère son épaisseur, sa vie : il est affect, ou plutôt expression d’affect. Si PaulCézanne a parlé, pour caractériser sa peinture, de « logique de la sensation organisée », pour celle de Claudie Laks, on peut proposer logique de l’affection organisée : affection qui anime le peintre au travail, circulant de son corps à la toile accrochée au mur, qui en reçoit les traces-couleurs et les réfléchit sur son âme-corps qui réagit en accélérant le mouvement dans la même direction, ou bien par un contrepoint, créant une tension interne entre deux affects en équilibre métastable, c’est-à-dire constituant une unité affectée d’un mouvement imperceptible en un temps court, à la manière des organismes vivants. Nocturne, par exemple, le fait voir : les zones bleu outremer ancrent la surface colorée en lui imprimant sa gravité ; la tension avec les jaunes, les rouges et les orangés, en arrière-fond, la réchauffe et l’anime, les vert émeraude lui conférant ses zones d’équilibre. Appassionata, à l’inverse, est animée d’un tourbillon de rouges qui envahit toute la surface, dans un mouvement qui semble se nourrir lui-même de son dynamismeet ne cesse de s’accélérer, la puissance ignée des rouges ayant embrasée l’espace.

La considération de cette toile rend sensible un autre aspect jusque-là négligé : la présence d’un geste-graphe, sous le geste-couleur. S’il est ici recouvert par le geste-couleur, il peut, au contraire, primer (Adagio), ou apparaître comme graphisme coloré (Pizzicato) mais aussi les collages dont on peut dire que Claudie Laks y suit le programme matissien : dessiner dans la couleur). Geste-graphe donc, graphein, dessiner ou écrire, indifféremment. Si le geste-couleur informe est force et affect, le geste-graphe forme, sans jamais atteindre à la complétude. Le dessin achevé présente une forme, idée qui expose la structure : il « donne le squelette, la couleur est la vie », dit le Porbus du Chef-d’œuvre inconnu. Mais le squelette n’est pas donné de toute éternité : la forme se forme, elle aussi est affectée d’une force constituante. Le graphisme forme, « il est l’ouverture de la forme » (Jean-Luc Nancy). Chez Claudie Laks, il est donné dans sa dimension inchoative, commencement ou élan suspendu. Ce n’est pas le dessin achevé qui importe, mais le graphein, l’acte de tracer la ligne qui ouvre à la possibilité d’une forme : l’esquisse, l’essai ou la rature, non la trace qui fait signe, mais le tracer. Adagio : la surface de la toile recueille les lignes noires multiples, brèves, suspendues. Ce sont les traces-couleurs, gris, gris bleuté et ocre, qui déterminent des pôles d’attraction, recouvrant, animant, aimantant la surface en quatre zones, en tension les unes par rapport aux autres. Appassionata : le graphisme est recouvert, mais visible ; entrelacs rouges qui trament la surface en laissant percevoir la vélocité du geste automate, comme le moment d’une naissance, gestation, formation, ligne d’une mélodie infinie ; et puis la puissance de la vie échauffe progressivement le tout et l’exalte.

La temporalité est donc une dimension essentielle de cette peinture. De toute peinture peut-être, mais sous des modes différents. Éterniser un instant éphémère, c’est bien saisir quelque chose du temps, mais au risque de le figer, sous l’affect de la mélancolie, comme dans les naturesmortes classiques. Ce que la peinture de Claudie Laks donne à sentir et à penser c’est la mise en œuvre d’un processus, voire de plusieurs : élan de la forme, recouvrement par la force-affect, conglomérat de noyaux affectifs qui polarisent l’espace. « La couleur conquiert l’espace à travers le geste », dit-elle. Et le graphisme peut aussi être ouverture laissant apparaître cette épaisseur consistante des divers processus mêlés (Hiver 06,Le Horla). Souvent une puissance sourd du dessous, non comme vérité dévoilée de l’originaire, mais comme moment passé, toujours actif, engageant un devenir. Ainsi des jaunes perçant sous les bleus qui réveillent l’obscur de Tombée de jour.

Ce n’est donc pas le temps comme tel qui est en cause, le temps compris comme processus linéaire de formation/déformation des choses : la peinture de Claudie Laks expose plusieurs temps. Rien d’étonnant : le temps ne se ramène pas à la durée, réalité objective mathématisable, mais il relève de la subjectivité et est inséparable des processus dont il donne la mesure. Plusieurs temps donc, d’une peinture à l’autre, mais aussi au sein d’une même toile. Temps de la naissance ou de l’éveil, du réveil. Temps des pulsations, rythmes plus ou moins rapides, qui recouvrent le premier, exprimant la puissance de la vie. Temps ralenti, voire figé, mais non pas arrêté de l’hiver ou de la nuit qui supplante partiellement un pôle de réchauffement, annonce du réveil. Temps de la trace, graphe mnésique. Temps condensé de la fulgurance du graphisme, comme dans la calligraphie. Épaisseur du palimpseste, résurgence d’un passé révolu. Passé et futur n’existent pas, il n’y a que trois présents : « présent du passé, présent du présent et présent du futur », dit Augustin.

Temps et énergie uniment. Cette énergie qui sourd de la terre, circule dans les airs, s’éveille, s’incarne en une naissance, se déploie selon un rythme spécifique, vient se nouer en affects de joie ou de tristesse, augmentant ou diminuant la puissance d’agir, orientant le désir sans l’aliéner dans un objet, rencontre pour moi, dans les mots de Spinoza, Le Sacre du Printemps. Dans les deux cas, l’art expose un percept-affect, celui d’une naissance ou d’un éveil. Cette association me permet de concevoir le statut de son espace pictural. J’ai suggéré un jeu affectif, du peintre à la toile, de la toile affectant le peintre qui répond à l’appel par un geste, geste-graphe ou geste-couleur, selon, en fonction aussi des affections provenant de son environnement (lumière de l’atelier, saison, musique diffusée, etc.), et de la toile au corps-âme du spectateur. Ce jeu fait apercevoir que l’espace pictural n’est pas le condensé d’un espace cosmique, ou l’exploration d’un lieu naturel que l’on rendrait habitable, ni un espace intérieur, mental. Il est plutôt le médium entre espace intérieur et espace extérieur, l’appropriation par la médiation des forces qui affectent l’individu, d’un espace dont il fait la conquête, c’est-à-dire dont les zones sont valorisées par le désir qui s’y déploie. Cette conquête s’achève lorsqueadvient ce qu’elle nomme justement un événement. Non pas, me semble-t-il cet événement qui rompt le cours prévisible des choses par intervention d’une puissance transcendante, ce dont la conversion de Saül sur le chemin de Damas est la figure devenue classique. Mais événement qui procède d’un nouage immanent à la peinture se réalisant, je-ne-sais-quoi découvert après coup, et qui manifeste une concordance entre les différents temps à l’œuvre dans une toile, exprimant leur accord précaire.

Il faut suivre la sollicitation du Sacre, se souvenir qu’Igor Stravinsky reprend un rite païen ancestral qui chante, dans le premier tableau, la (re)naissance du monde, son réveil après l’hiver. La musique se fait expression de puissances chtoniennes qui, venues des profondeurs, animent le corps des danseurs. Le basson éveille le monde, le chant de la clarinette réchauffe la nature, perçant les épaisseurs glacées que la clarinette basse exprime (Hiver 06, Nocturne), le rythme s’accélère, glissement des cordes, des eaux (Azurine), sonorités des cuivres, reprisespar le basson, pizzicati, puis les cordes pulsent le rythme obsédant de la vie qui s’impose (Mars), embrasant le monde (re)naissant (Appassionata),exaltant tout l’orchestre en une efflorescence colorée sans fusion harmonieuse (Pizzicato, Astrée, Vivace). L’artiste retrouve ici une expérience archaïque : celle du monde magique, de ce monde réticulaire dans lequel des lieux et des moments concentrent l’énergie, points nodaux des relations des hommes à leur environnement. Qui se promène en forêt ou en montagne rencontre, plus ou moins clairement, ce sentiment d’une nature où un lieu, un temps, un arbre ancestral, un col resserré, le lever du soleil sur un sommet dégagé ont une valeur que nulle géographie ne saurait expliquer : gravir une cime c’est, dans ce monde, que nous n’avons pas tout à fait perdu, entretenir une relation d’amitié avec elle. En suivant Georges Simondon, qui me sert ici de guide, on peut dire que la pensée esthétique s’efforce de restituer cette unité perdue depuis la dissociation de la figure technique et scientifique qui s’insère dans le monde et le modifie, et du fond religieux, éthique, qui prend en charge le sens de l’être au monde : « La tendance esthétique est l’œcuménisme de la pensée. »

Elle s’éprouve dans le jeu des analogies entre œuvres, entre œuvres et lieux ou moments du monde, comme un prolongement qui ouvre à une pluralité qu’aucune œuvre ne prétend annuler. Je n’ai fait que répondre à son appel. À chacun de s’y livrer.

Claudie Laks, or the color that sculpts, Thierry Dufrêne

In 1934, Henri Focillon wrote in Vie des formes: A sign signifies, while a form signifies itself.

 

No one would want to limit to just a sign, much less an image, the squirming gesture that Claudie Laks inscribes in the space of the canvas. Even if I speak metaphorically of a mechanical spring, more or less (re)laks-ed, or of a cocoon, of a magic bean, or more abstractly of an obstinate form, of an insistent image, I would have said nothing except to delimit its meaning. Indeed I have no desire at all to isolate a “signified” which would mutilate the open approach, one that is always going beyond limits, the curved trajectory of the artist, in the detail or the amplitude of the free surface.

 

This dance that Claudie Laks accomplishes, single-mindedly, and this elementary opening to the conductors of the experience (lucid, carried away) that she has us share: to wit, space, light, the air around us, the echoes and the reflections of the atmosphere, I can form an image of this in the writing that has been scraped into and that travels through and through the canvas. Had I been there in my imagination, there is the birth of the image, its coming into being, as I know it must have been at another time in the artist’s studio. My audacity, encouraged by the fantasy that grows to include me just a bit, could lead me to dance this canvas with her, to enter into the dance which provoke its tempo, to suffuse me in its music, its timbre, to re-act to, and to re-act-ivate, its rhythmicity.

 

The painting of an artist is free of all bondage to a meaning. Let’s not go look for the mark of a semantic branding-iron. In Focillon’s terms, form signifies nothing: it signifies itself. It is not the self-portrait of the artist, it is not the projection onto the canvas of some aspect of the artist, it is not a composition or even something compounded out of the artist’s personality. Nor is it an appeal to the person looking at the painting to project moods and feelings of a moment, to use the accent, the ictus on the spatial form  to hook on those moods and feelings as one might in a gallery of perceptions and emotions, labels on the facets of a tour through the mind.

 

No, Claudie Laks’s is not a curve closing into a loop. It starts from her, but in the self-same gesture in which it begins, it slips out beyond and no longer belongs to her, it is her presence still, but separated. If a loop there is, it is not one that closes in her intimacy, her narcissism will last only a moment, just barely a fleeting glance at oneself which will quickly be followed by a quick, sideways jump, a disengagement, a relaxation of the individual reflexes, a slip towards the brim, things are happening everywhere, they pull us elsewhere. It throws the active (and the furtive) pleasure, again and again, the participatory pleasure of painting. It is an act of sharing.

 

I will speak of Claudie Laks’s sculptures. But listen to me well, as I have paid attention to her : in her work there is no separation putting painting on one side and sculpture on the other, no more than a drawing is separated from the colored. Those distinctions are from days gone by. Do we not see that Simon Hantaï sculpted his painting, drawing himself into it, crouching under the canvas and jumping out with all of his force in order to undo the bindings and spread out what had been held in reserve? Is Hantaï  not Antaeus, finding strength in contact with the earth ? Shall we say that Claude Viallat had the slightest desire for a something stamped that would hang  in the air, weightless, while if he takes out the painted tarpaulin from the grasp of the earth it is only to better render it when it bends and folds? If his painting were not already sculpted, would Sam Francis be satisfied with it, Sam who wanted to depict mysterious spaces where things become murky: the fluidity of the water, the transparency of the air and the heavy burden of the pieces of ice, like reflecting glass, many enamels, many piles, broken pieces that blend back in the gaze that is blended in? Was Ellsworth Kelly not the most two-dimensional of sculptors, and didn’t his folded, curved canvases generate the most convincing spatial presences?

 

Claudie Laks has dreamed the form of color like those who came before her. Would she  have chosen to paint without the tremendous impact of the painters of  colored abstraction? Sometimes she has the impatience of a Joan Mitchell, taking off from Monet’s Nymphéas in a garden that has become a bundle of wildflowers, then a jungle, then a thick gushing, imbued with a mystery in the Rousseau vein in which the shapes are gone but the naive brutality remains. I am struck by the metamorphosis of the garden which she contemplates daily and which emerges from the sweep of her arm, the garden with which she lives, as it turns into colorful fawns leaping gracefully, incessant twittering, in sudden births. Does she not divert all of the potential animality and active fecundity on the white canvas which is streaked by a spring-time lightning bolt?

 

I have written that the artist dreams the form of color.

 

First of all, in her painting, which, like that of Mitchell or Viallat, or better, that of Cy Twombly, oscillates and breathes between the extremes which at times are distant and at other times come close together: that of graffiti, the writing formed more from a claw than a hand (as I was just saying when I alluded to the historic exposition at the Saint-Etienne Museum where Bernard Ceysson went back to Giacometti, Wols, Fautrier, Dubuffet, and others) and that of a unique pictorial form—the famous whirlwind, the vibration that forms the cocoon that I referred to above, and which characterizes the artistic universe of Claudie Laks, repeated, expressing a primary stress otherwise modulated within a grating which sets the boundaries, built as it is by the limitless return of the same motif which leaves its spatial imprint.

 

It seems to me entirely appropriate to compare her approach to that of Jean-Pierre Pincemin, who was her friend, with whom she shared her views, whom she admired: in Pincemin’s work, plane  pictorial  »objects » resolving in a spatial order as totemic figures: sculpture is at the very end of the line.  Shouldn’t the circular colored planes bloom and blossom in every direction? So too with Claudie Laks’s work, where the circular vibration, the whirlwind should give birth to an inspiring vortex, in both senses of the word.

 

And now taking off from painting. There is indeed inside the painting something like  a maelstrom coming from the artist an expanding germ, a centrifugal force that must necessarily flow out and take form, as if in distancing itself from the igneous centre of its birth, it must cool down and become solid, like molten metal emerging from a furnace taking form. To be sure, the danger can be a lowering of the tension of the attractive mode/modality that the spectrum of colors and gestures composed within the eruptive and captivating picturality.

 

To say that Claudie Laks makes a painter’s scupture is relevant only if we add immediately that in her work, it is color that does the cutting out. That is to say, I wish to compare her work explicitly with Matisse’s paper cut-outs. We know that he insisted on cutting out directly in color.  Claudie Laks calls the painting to generate the division of the sculpture into pieces, to prolong her own animation in giving them a reality, indeed a three-dimensional shadow, a spatial echo, a concrete figure. The geometric forms built like a fence or a folding screen are there simply to throw into relief the breaking-through of the obsessive color, the active lines (cross-hatching, dashes, furious little flames) that set it going, the trigger of the desire of form.

 

The dialectic of order and disorder, of the thrown and the grasped, of the conceived and the deceived  pulls the forms into the movement of life, between simple dispersion and bringing back to order. There is less form than there is formation. There is no process but processing. The great power of Matisse and his cut-outs and the liturgy of signs which give up being symbols, to call the on-lookers to take form, to feel and experience, to be put to the very test of the form, is still pouring its heart out. And did not Jan Voss, who she loves so much, push to its ultimate extreme this art of thwarting the apparent contraction of the painted surface, of the gesture, of the rhythmic framing and the careful placement in living space of the world of color?

 

 

Sometimes we see something anthropomorphic. For example in Silhouette d’Outremer, where the intensity of the blue justifies the title—an allusion to Yves Klein? The color reminds the art historian of some of Jacques Lipchitz’s sculptures from the 1915-1916 period. Elsewhere some woven openwork acts as a double hull to the light that is swallowed up before it scurries off under the watchful eye of the onlooker who walks around  the work. Like mashrabiya, the sculpture becomes the shutter, the place of the secret and then the effects of transparency and colored perspective. We find here an attraction towards the Mediterranean where the artist remembers the countries of the South. In the white architecture of Mzab or medinas of the Maghreb, is it not the light which makes the forms that in turn gives the light its special quality and that makes it tangible and alive to the gaze?

 

 

I will end with Venus. Venus is a sculpture. Venus is a challenge. It  brings out in sculpture the challenge of the intensity of colored form. Unlike the Silhouette d’Outremer, it is more or less horizontal. We may guess that if it had been figurative, it would have been a woman lying down: Venus, the goddess of love. This mythological aspect in the title calls up the memory of Cy Twombly, but the spatial lay-out of the colored planes is closer to the great and serious complex blended  paradoxically  from the most playful accidents as we find in the fused assemblages of a Berto Lardera.

 

From Venus’s glorious nudity, her abstract version had, at first, only kept pure color, the brilliant hue of a set of flat tints set out in the sun. In the mirror of the luminous wave, Venus is reflecting, without a veil, hairless, without a groan. A mute dullness.

 

Venus is one of the most inspiring of Claudie Laks’s scuptures. I said that her metal cut-outs could set her alongside the spatialized blades of the constructivist tradition, like Gabo, Calder, Lardera, David Smith and Pevsner. But the pictorial references are not to be excluded either : most notably Matisse’s L’Escargot (1952), with its rolled up colored forms in a gouache that has been cut out: a collage that spatializes color. If François Rouan had been a sculptor, would he not have woven sharp leaves like this oriented in various ways?

 

If we look for a similar effort to create a sculptural thickness out of a spatial orchestration of two intersecting planes, each seeming to pull on the other magnetically—we would have to turn to Joel Shapiro, the American sculptor. According to MacLuhan, bidimensionality is more dynamic, more energetic than the third dimension.

 

On the other side of the folded plane that is Venus, Claudie Laks has made some alterations.  These alterations are interesting because they are justified by the stimulating dialectic of painting and sculpture that has never so well presented itself in the œuvre of the artist as it does here. The painting has indeed the power to perturb the reading of the forms as one passes into the other, creating continuities of fire like the flames which, by jumping from one side to the other of a road, unite the landscape (which may well be different) in a single vision of a  fire, dissolving both limits and materials. It clouds the reading of the geometric forms as it plays its game of masking, of recovery, of running over, of  rescaling.

 

Thus the artist comes back to the undisciplined character of her painting, holds back her seduction, the magic that dissolves as it goes back over, just touching up, the forms that had been formed through her chaotic method, consolidating their cut-outs. This time, the painting that had the power to mask everything beneath Gaia’s veil, the magician’s veil which hides all the signposts, the love that is giddy from color, the troubling métis of the spiral, abandons itself, no doubt with some cunning subtlety, to the tactile truth of sculpture.

 

           

                                                                      Thierry Dufrêne

    

To day it is wild, Patrick Grainville

Claudie Laks, the explorer, out at first light. Ulysses cast as a feminist casting off from the Odyssey. Islands in the crossing lights, and sirens of bright color. A cosmos with no beginning and no end still idling, still spinning. The line invents its labyrinths, its perpetual avatar, its nest of curves, meandering creeks, its speckling of moray, its swarms of coral. Fluid and grounded Claudie. The scent of plants of her atolls. Ulysses has never wanted to go back home. Everything goes round in the clearing of Circe’s, the daughter of the Sun.

 

This freedom is consciousness. The trip is wide, wide awake. A vision in painting and in color that magnetizes Claudie Laks’s trajectory. Watching out–listening. Vigilent. Let’s listen, let’s wait, all the currents, all the coasts, everywhere. All the iridescences of the mirages. You have the feeling that there is simply no calculation; no constraint. But nothing is more dangerous, more exciting than just to let go of the line. To free the line and the color without giving up any of the clairvoyance. Be flexible, concentrate, light, hide yourself, alert, on the lookout, deep, gathered in and projected out, curt in your cords, your knots, your turns. Meandering or rupture uncovers the feeling. Whirling eddys everywhere. A spinning top! Free your fin and your wing, turn, cut, cross, dig, break, hang in the air, show yourself, back out, hurl yourself forward. Exhaust your inexhaustibility. Always right at the edge of chaos. Here is the volcano of forces and voltes. Not to sink, but to turn, to grab that great energy, to be dazzled by the void, fly, live around the abyss. Swallow flying by the edge. Claudie’s first name, the wingèd gutteral, the circle, the loop and the stroke that dedicates. Laks, lace. A swallow that forks again and again and betrays the omen. Tiresias can read the hen’s entrails as long as he wants, he will never guess your next gesture. Because your colors of Semiramis only appear in the gardens of desire.

 

Claudie Laks takes a leap into the vivid void, this breath that carries her. Adopt the energy of the world. Where is Claudie’s ego in these nomadic wanderings? The ego tied to the appearance of painting, ego taking off in the light, eye of a sparrowhawk. Swoop down on what it finds.

 

What is striking is the science of the raw stroke and the pure color. The nuances, the marvelous connections. The whole incredible rainbow, the links upon links upon links upon links. The vast Amazon of colors after the monsoon. The superpositions of the genesis, the excavations one after another, the scale of the quickness of the strokes, the reverberations between the layers of creation. Go deep, cover up, reveal the other texture. A thousand scenes are born and are lost in the material. All these effects without ever leaving the essence. Without depiction. Without abstraction!

 

Spontaneous arabesques and shooting volutes, subtle scribble but with nothing ornate or decorative. Nothing ostentatious, nothing showy but then there it is, emerging from its rings, its spindles, its arches. The dynamics of streams flowing from the abysses, crossing each other, plunging, danced up to the surface. To the squals, there and back, to the Leviathans of colors. Krill, small fry wriggling. Monsters glimpsed, fantastic combinations, « tropisms », as Nathalie Sarraute calls them, in the aquarium of arborations and materials. The dizzying hothouse of painting.

 

Looping gives in to crosshatching. A colored canine. Harrow of reds, of greens, of yellows, of blues, of blacks, of browns. An alchemy of Rimbaud’s colors, yes. Primitive. Vowels ! Wild adolescence. An animal of color. It will jump on you. It devours. The joy of devouring meat. All culture, all civilization scraped off. Off its leash. Bristled in the brush. Cézanne’s hatchings but removed from all reference, all landscape, everything. Just touch, and the enchanted circuit. This swift and nimble attack of the wildcat who is musing at noon. Never to abandon the principle, the power of the source. The effect of the active precipitate. Always hold on to the thread. Still see, still dance, choreography without a score to dance from. Life, and that’s all. Seeing. The power of color. Its own wildly intense will. Its happy science.  »The virginal, strong and handsome today. »

 

Claudie risks. All that she possesses. The violence of color, its latencies, even gray, ashes, whites, the evanescence  »Dissolving in air, weightless as air. » The raw touch, instinctive, relentless. Variegation, light or ready for war. Oh! What a lovely painting! These hornbills, these toucans caught in the nets, hooks of a fairy’s wave. The euphoria of the jungle.The volte of a sarabande. The color of a sword that is drawn suddenly coming forth from its humus, of its stunning compost. Its tactics, its intuitions. Its carefully considered chaos. Heroic and pioneer color. Lush anxiety. Dizzy! The amazon carried off …Spin, twist, let the colors explode! Pedal to the floor! Orchestrate the cadence of the nuances and the stridences. Dare to go all the way without capsizing. A beautiful chaos is the harmony of the exhorbitant. All the art that you could want for those that are hungering, frantically seeking beauty. And so the great baroque joy. That of ecstacy. Wanted: words to make the whole world explode.

 

…or else more tender tones, smoother. The intimate, the tangled secrets of a face all wound up and faded out, of a diluted countryside, of a scrambled story. Just stuff, scratchings, as Leiris said, hopscotch of the subconscious of painting…Another scene arises, more dreamlike and faded. Because color has its phantoms and its mirrors, its spirits without a cry, its exquisite nostalgias. Its cool gardens and its flowers from the other side. Anything is possible, nothing is taboo in the paradise of beginnings. All of color’s dawns, all of its sunsets, all of its migrations inbetween, in imagination. Its trance and its fainting. Its operas and what is in the wings. Its beyonds and divine messages. Its buried depths, its reminiscences of the depths, its frontal enchantments. Its sinking marshlands covered in flowers. Its immense mangrove swamps steeped, glowing with nuances. Its reflections of a proustian Vivonne. Its monochrome of cattleyas. Its speeded up profusion of color or its child-like sketchings. Its wand of color. The great, insatisable anarchy, the cosmic bacchanalia or the almost nothing. But who gives the totality? The simple line or the saturated whole? Color has its royal extravagance, its wastefulness, like Saradanaple, and the angel that might pass.

 

Claudie Laks always passes. A riot of colors and an ascetic. Indeed, we could also say that nothing is permitted so that the other freedom is born. Let the impossible youthfulness explode. The original palette.  »A suit of lights » made of matter.

 

I do not know why Claudie Laks is not, as I see it, an abstract painter. Her paintings never give me a feeling of abstraction. They fill me with liaisons and syncopes of pure sensation. Nor is she an abstract-lyrical painter, because there is something more radical, more primitive in her work. But she is not simply a painter because she is totally conscious, a heightened intuition of painting. We often use the term ‘doodling’ or ‘scribbling’ in connection with her work. But nothing of the sort we would associate with a child, nothing naive, elementary, clumsy, charming or evolving. So? If we absolutely need to affix a (necessarily imperfect) label, Claudie Laks is an original painter.

 

A beautiful madness of painting. Color is some crazy weed. Taking over, captivating, abundant. Claudie Laks or the orchestration of the dandelions. Painting is the extreme, crazy love. Claudie Laks releases the lucid dreams of colors.

 

To leave. Ulysses or Jason, but not tied to the mast. Go through the isthmuses, the earthquakes. Smile at the sirens. All of the craters of color lavished on the sea in its lethal shimmering.

 

To find. Toss off all the bags to fly higher, to lighten the invention, to arrive, to be totally there in the moment.

 

Claudie Laks advanced in her studio, steps back, turns, waits, watches, waits again, surprises. Painting is athletic. Like Artaud describing an actor,  »this actor of the heart », and murmurs. The painting consumes its maker in a spatial confrontation. Claudie, tireless bee, queen of distances and incredible corollas. Look for what has been traced, find the corner, the pigment, the gold, open the colored solution in the fishtrap of the work. The riddle holds its counsel. What must be done is to rend the seals linking the message to its meanings and its gods. Nectar! …To hear space, time, the rumor of all the possibilities. The tremendous sound of chaos keels you over. That’s seduction! Disappear in a swarm. The grand voluptuousness of capsizing. The instinct for life and for death melted, smelted. So take the helm on the propeller of the gaping maelstrom. The studio as boxing ring, till you lose your breath. Leiris’s bullring host for its bullfighter-artist! Wander. Choose.

 

A creator feels the direction right away. There he is! He is carried, carried away. To get by with neither eyelashes nor eyelids. Run off. Appear. At each moment the gamble, the thunder, the fairy. On the wire. At the tip of the diamond. Burn the priestess of Bacchus! Strike out, scratch out the the path in every direction with his blades of vair. See forces and gestures through the text of magic. Probe the incredible spring brambles. It’s coming in, yes, thousands of thorns of color. It’s there! What sudden fullness? Not Plato’s flower,  »missing in every bouquet, » as Mallarmé said, but the multicolor hawthorn of the blossomed work.

 

Incandescent. Star of color. Venus in the morning. A thousand flowers. Thousands of sedimentary signs. Palimpsest covered with giant red women and midget white women. Interlacings of comets. Choreography, constellations, meadows. O distant Big Bangs! These tangled echos of gestures born of the cool of the morning.

 

The ballerina leaps, shepherdess of firmaments and forests, the protuberance of its wing. Fire, the beautiful, the robust…A shepherd’s crook from virgin painting. Today it is everything. Today it is wild.

 

 

Claudie Laks ou la couleur qui sculpte , Thierry Dufrêne

         Claudie Laks ou la couleur qui sculpte

 

         Henri Focillon écrivait en 1934 dans Vie des formes: “Le signe signifie, alors que la forme se signifie”.

         Nul ne voudrait circonscrire à un signe, pire à une image, le geste vibrionnant que Claudie Laks inscrit dans l’espace de la toile. Même si je parle par métaphore d’un ressort, plus ou moins (dé) tendu, d’un cocon, d’un haricot magique, ou plus abstraitement d’une forme obstinée, d’un motif insistant, je n’en aurais rien dit qu’au risque d’en limiter le sens. Je n’ai d’ailleurs aucune envie d’isoler un “signifié” qui mutilerait la démarche ouverte, s’illimitant toujours, de la trajectoire courbe de l’artiste, dans le détail ou dans l’amplitude de la surface libre.

         Cette danse que Claudie Laks accomplit, ostinato, et cette ouverture élémentaire aux conducteurs de l’expérience -lucide, emportée- qu’elle nous fait partager: à savoir l’espace, la lumière, l’air ambiant, les échos et les reflets de l’atmosphère, je peux m’en faire une image dans l’écriture griffée qui parcourt la toile. Peut-être en serais-je le voyeur paradoxal dans l’image que je me forme de l’acte de sa naissance, moi le témoin absent de l’impulsion qui la fit être en un autre temps dans l’atelier. Mon audace, encouragée par la fantaisie qui pousse en elle à m’y mêler quelque peu, pourrait même me conduire à la danser avec elle, cette toile, à entrer dans la danse que suscite son tempo, à m’imprégner de sa musique, de son timbre, à réagir à et à re-agir sa rythmique.

         La peinture de l’artiste est libre de toute ligature du sens. N’y cherchons pas la marque au fer rouge de la sémantique. Pour reprendre les termes de Focillon, en elle la forme ne signifie rien, elle se signifie. Elle ne constitue pas l’autoportrait de l’artiste, ou quelque aspect projeté d’elle-même sur la toile, ou même encore une composition, voire un composé de sa personnalité. Elle n’est pas davantage un appel au spectateur à y projeter les humeurs et les affects d’un moment, à les accrocher aux accents plastiques comme on ferait dans une galerie des perceptions et des émotions, l’étiquetage des facettes d’un parcours mental.

         Non, la courbe de Claudie Laks ne bouclera rien. Elle est issue d’elle, mais dans le geste même qui s’accomplit, elle se sépare d’elle, ne lui appartient plus. Elle est sa présence séparée. Sa boucle ne refermera pas sur l’intime, son narcissisme ne sera que d’un moment, à peine une passagère fixation sur soi et qui sera vite suivie d’un prompt bond de côté, d’un désengagement, d’une décrispation de ses réflexes individuels, un glissement vers le débord, ce qui se passe d’entraînant à l’entour et qui relance sans cesse le plaisir actif, le plaisir furtif, le plaisir participatif de peindre. C’est un art du partage.

         Je parlerai des sculptures de Claudie Laks. Mais qu’on me comprenne bien, si pour ma part je l’ai bien comprise: chez elle, il n’y a pas d’un côté la peinture et de l’autre côté la sculpture, pas plus qu’il y aurait le dessin séparé du coloris. Ce sont là anciennes querelles et vieilles lunes que celles qui opposèrent les tenants de l’un aux tenants de l’autre. Ne voit-on pas que Simon Hantaï sculptait  sa peinture, s’enfermant en elle, s’accroupissant sous la toile et déployant toute sa force en se relevant pour en défaire les liens et déplier les réserves? Hantaï n’est-il pas Antée, retrouvant la force tellurique? Dira-t-on que Claude Viallat avait la moindre envie d’une empreinte qui serait resté fixée en l’air, en apesanteur, alors que s’il soustrait la bâche peinte à l’emprise du sol, c’est pour mieux l’y rendre lorsqu’ensuite elle pend et plisse? Si sa peinture n’était pas déjà sculptée, Sam Francis s’en serait-il satisfait, lui qui voulut rendre les espaces mystérieux où se troublent les états de la matière: la fluidité des eaux, la transparence de l’air et la charge matérielle des morceaux de glace, autant de verres réfléchissants, émaux multiples, multiples amas, éclats brisés que ressoude le regard qui s’immerge? Ellsworth Kelly n’a-t-il pas été le plus bi-dimensionnel des sculpteurs, et ses toiles pliées ou incurvées n’ont-elles pas engendré les présences spatiales les plus convaincantes?

         Claudie Laks a rêvé la forme de la couleur à l’instar de ses grands aînés. Aurait-elle seulement fait de la peinture sans les grands coups frappés dans l’infini des peintres de l’abstraction colorée?  Elle a parfois l’impatience d’une Joan Mitchell, dérivant à partir des Nymphéas de Monet dans un jardin devenu gerbes, devenu jungle, rendu à son épaisseur jaillissante, fort d’un mystère à la Douanier Rousseau qui aurait perdu ses figures mais conservé sa brutalité naïve. Je suis frappé de la métamorphose qui s’organise sous son bras du jardin qu’elle contemple quotidiennement, avec lequel elle vit, en bondissements de faons colorés, en sauts gracieux, en pépitements incessants, en naissances soudaines. N’en détourne-t-elle pas toute l’animalité potentielle et la fécondité active sur la toile blanche qui se zèbre d’un éclair printanier?

         J’ai écrit que l’artiste rêve la forme de la couleur.

         D’abord dans sa peinture, qui, comme celle de Mitchell ou Viallat, encore mieux celle de Cy Twombly, oscille et respire entre les pôles tour à tour écartés et rapprochés du graffiti, d’une écriture griffée –disais-je plus haut en faisant référence à l’exposition historique du musée de Saint-Etienne où Bernard Ceysson revenait sur Giacometti, Wols, Fautrier, Dubuffet et quelques autres- et d’une forme picturale unique –le fameux tourbillon, la vibration qui forme le cocon que j’évoquais plus haut, et qui caractérise l’univers plastique de Claudie Laks-, répétée, exprimant un accent tonique différemment modulé au sein d’une grille qui en fixe les limites, construite qu’elle est à son tour par la reprise illimitée du même motif qui impose son emprise spatiale.

         Il me semble juste de rapprocher un moment sa démarche de celle de Jean-Pierre Pincemin, qui fut son ami, avec qui elle échangea, qu’elle admira aussi: on peut dire que chez Pincemin, les plans ou les « objets » picturaux ont fini par s’ordonner dans l’espace en figures totémiques: la sculpture est au bout du chemin. Les plans colorés circulaires ne devaient-ils éclore en pousses multidirectionnelles? Chez Claudie Laks de même, la vibration circulaire, le tourbillon devaient accoucher d’un vortex inspirant.

         Ensuite à partir de la peinture. Il y a en effet à l’intérieur de la peinture en maelström de l’artiste un ferment expansif, une force à caractère centrifuge qui devait nécessairement s’écouler à l’extérieur et y prendre forme, comme si en s’éloignant du centre igné de sa naissance, elle devait se refroidir et se solidifier comme un métal en fusion sorti du four acquiert son contour. On comprend bien que le danger pouvait être une baisse en tension du régime attractif que la gamme des couleurs et des gestes composait à l’intérieur d’une picturalité éruptive et captivante.

         Dire de Claudie Laks qu’elle fait une sculpture de peintre n’est pertinent que  si l’on précise immédiatement que, dans son oeuvre, c’est la couleur qui découpe. Pour me faire comprendre, je veux comparer son travail avec les gouaches découpées de Matisse. Ce dernier, on le sait, insistait sur le fait de découper dans la couleur. Claudie Laks, elle, appelle la peinture à engendrer la découpe de la sculpture, à prolonger ses propres élans en leur donnant une réalité, voire une ombre tridimensionnelle, un écho spatial, une figure concrète. Les formes géométriques construites en claustra ou en paravent ne sont là que pour mettre en relief, au sens propre du terme, les percées de la couleur qui les taraude, les lignes actives (hachures, tirets, croisillons, flammèches endiablées) qui sont le déclic, le déclencheur du désir de la forme.

         La dialectique de l’ordre et du désordre, du jeté et du saisi, du conçu et du déçu entraîne les formes dans le mouvement de la vie, entre dispersion et rassemblement. Il y a moins forme que formation. Il n’y a pas procédé mais processus. Le grand souffle de Matisse, de ses découpages et des liturgies de signes qui renoncent à faire symbole pour appeler le spectateur à prendre forme, à éprouver, à faire l’épreuve de la forme, s’épanche encore là. Et Jan Voss, qu’elle aime tant, n’a-t-il pas poussé à sa plénitude l’art de déjouer la contradiction apparente de la surface peinte, du geste, de l’armature rythmique et de la mise en espace vivante du monde des couleurs?

         Parfois une allure anthropomorphique se repère. Ainsi dans Silhouette d’Outremer, où l’intensité de la couleur bleue justifie le titre –une allusion à Yves Klein? Elle évoque à l’historien d’art quelques-unes des sculptures des années 1915-1916 de Jacques Lipchitz. Ailleurs, une structure à claire voie sert de double-fond à la lumière qui s’y engouffre avant de jouer la fille de l’air sous l’oeil du spectateur qui tourne autour de la pièce. Telle un moucharabieh, la sculpture se fait obturateur, lieu du secret puis jeu de transparence et perspective colorée. Il passe dans ce travail un tropisme méditerranéen où l’artiste se souvient des pays du Sud. Dans les architectures blanches du M’Zab ou des médinas, n’est-ce pas la lumière qui façonne les formes qui, en retour, la qualifient et la rendent palpable et vivante pour le regard? 

         Je terminerai sur Vénus. Vénus est une sculpture. Vénus est un défi. Elle relève en sculpture le défi de l’intensité de la forme colorée. A la différence de Silhouette d’Outremer, elle est plutôt à l’horizontale. On devine que si elle avait été figurative, elle eut été une femme allongée, une figure couchée: Vénus, la déesse de l’amour. Cet aspect mythologique dans le titrage suscite le souvenir de Cy Twombly, mais le jeu spatial des plans colorés est plus proche du grand sérieux complexe métissé paradoxalement du hasard le plus ludique qui présidait aux assemblages soudés d’un Berto Lardera.

           De la nudité glorieuse de Vénus, sa version abstraite n’avait d’abord gardé que la couleur pure, le teint brillant d’un ensemble d’aplats livrés au soleil. Au miroir de l’onde lumineuse, Vénus se réfléchissait sans voile, sans poil, sans râle. Une matité muette.

         Vénus est une des sculptures les plus inspirantes de Claudie Laks. J’ai dit que ses découpes de métal pourraient la faire ranger aux côtés des lames spatialisées de la tradition constructiviste, des Gabo, Calder, Lardera, David Smith et autres Pevsner. Mais les références picturales ne sont pas à exclure non plus: L’Escargot (1952) de Matisse au premier chef, avec son enroulement de formes colorées à la gouache découpées: collage qui spatialise la couleur. Si François Rouan avait été sculpteur, n’aurait-il pas tressé de semblables feuilles aigües aux orientations complexes? 

         Mais c’est pourtant du côté d’un Joel Shapiro, le sculpteur américain, qu’il faut chercher un engagement similaire à constituer l’épaisseur sculpturale à partir d’une orchestration spatiale de plans bidimensionnels inter sécants, chevauchants et comme aimantés l’un à l’autre, alors qu’une formidable dynamique en relance sans cesse la ronde d’amour. D’après Mac Luhan, la bidimensionnalité est plus dynamique, plus énergétique que la troisième dimension.

         Au verso du bi-plan qu’est Vénus, Claudie Laks a pratiqué des retouches. Elles sont intéressantes car justifiées par la stimulante dialectique de la peinture et de la sculpture qui ne se met jamais si bien en lumière dans l’oeuvre de l’artiste que là. La peinture a en effet le pouvoir de perturber la lecture des formes en passant de l’une à l’autre, en créant des continuités de feu comme les flammes qui, sautant de l’autre côté d’une route, unissent des paysages pourtant différents en une même vision d’incendie, dissolvant les limites et les matières. Elle brouille la lecture des formes géométriques en jouant son jeu de masques, de recouvrement, de dépassement, de rééchelonnage.

         Alors l’artiste revient sur l’indiscipline de sa peinture, en retient la séduction, la dissolvante magie en repassant, à la retouche, les formes qui avaient été engendrées de façon chaotique, et en consolidant leurs découpes. Cette fois, la peinture qui avait le pouvoir de tout masquer sous le voile de Gaia, le voile illusionniste de la perte de repères, l’amour enivrant de la couleur, la métis troublante de la spirale, s’abandonne, avec sans doute quelque rouerie, à la vérité tactile de la sculpture.

        

                                                     Thierry Dufrêne