Des forces à l’œuvre
L’espace de notre vie n’est ni continu, ni infini, ni isotrope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se déconnecte et où il se rassemble ? On sent confusément des fissures, des hiatus, des points de frictions, on a parfois la vague impression que ça coince quelque part, ou que ça éclate, ou que ça cogne. […] Le problème n’est pas d’inventer l’espace […] mais de l’interroger, ou, plus simplement encore, de le lire ; car ce que nous appelons quotidienneté n’est pas évidence, mais opacité : une forme de cécité, une manière d’anesthésie.Georges Perec, Espèces d’espaces
La peinture là, simplement, capte le regard. Elle ne s’offre pas à la vue, qui accepterait ou refuserait d’en traverser la surface, pour explorer l’arrière-monde dont elle serait l’apparaître. Elle impose sa présence, sans reste. C’est vrai des grands formats, surtout. Cinq mètres carrés de couleurs sans formes, accrochés verticalement. Présence forte, comme on dit d’une musique qu’elle est forte, parce que l’amplificateur est poussé, non pas saturé, ou parce que l’on est assis au premier rang d’orchestre. On pourrait parler d’altération picturale, comme on parle d’altération musicale, sonore plutôt : le son est élevé jusqu’à ce point où l’esprit est capté, non pas captif, captivé, empêché de se laisser distraire par les bruits mondains. Il est dans la musique, comme ici il est dansla peinture. Pas trop près, ni trop loin, parfois en jouant des distances, c’est selon : chaque toile oblige l’œil à trouver son site. Ensuite, c’est affaire de jeu, de droite, de gauche, de près, de loin, jusqu’à être interpelé par une zone que l’on croit pouvoir isoler du tout, illusoirement, et qui pourtant n’est pas perçue comme fragment. Les photographies de détails l’attestent, qui présentent de nouveaux tableaux, parfois d’une plus grande densité que celle de l’œuvre d’où ils sont abstraits. Le fragment est encore une manière de signifier la totalité, comme ces statues anciennes dont il ne reste que des parties, plus ou moins importantes, qui disent le corps entier manquant. Au contraire, ce détail qui se suffit à lui-même, qui ne frustre pas le regard qui l’isole, expose que le tableau « entier » n’est pas non plus une totalité, ne prétend pas à la totalisation, comme s’il était lui-même aussi un détail, une portion prise d’un plan intotalisable, qu’aucun Tout n’en donne la vérité.
Les limites de la toile sont donc artificielles : rien n’interdit d’imaginer que la peinture se prolonge au-delà, sans que l’on ait le sentiment d’une perte ou d’un manque, quel que soit le procédé de délimitation : all over, marge de toile blanche, encadrement de couleur. Dans tous les cas, les limites de la toile ne constituent pas un cadre qui enferme un Tout cohérent ou harmonieux, mais un procédé de focalisation qui rend visible, qui expose un pur multiple. La question que pose la peinture est alors celle de son unité. Comme le jeune Nicolas Poussin devant La Belle Noiseuse, nous n’y voyons qu’un « chaos de couleurs ». Chaos n’est pas mal dit : il y a quelque chose d’originaire dans cette peinture, d’archaïque plutôt. Mais ici Chaos n’est pas Béance de laquelle le monde émerge, ni désordre avant intervention de l’Esprit. Dimension lucrécienne de cette peinture ? On peut y voir la chute des atomes dans le vide infini, affectés de clinamen (déclinaison), se heurtant de manière aléatoire, s’agglomérant ou se repoussant nécessairement à cause de leur structure propre, « de mille façons heurtés et projetés en foule / par leurs chocs éternels à travers l’infini, / à force d’essayer tous les mouvements et liaisons, / ils en viennent enfin à des agencements / semblables à ceux qui constituent notre monde » (Lucrèce). Double multiplicité : des toiles les unes par rapport aux autres, chacune présentant si l’on veutun agencement mondain possible ; à l’intérieur de chacune, où se forment diverses molécules, en tension les unes par rapport aux autres. Toutefois, la peinture résiste à cette hypothèse, prisonnière du schème de la représentation, parce qu’elle ne fait pas droit à l’informe qui s’y expose. Cela se voit dans Vivace, Pizzicato ou Adagio parce que le fond y est apparent : les traces de couleurs viennent se regrouper là, non parce que la toile serait fenêtre qui ouvrirait sur le réel dont elle représenterait les signes, mais parce qu’elle joue comme plaque révélatrice, aimantation,plan d’immanence d’un multiple de traces-couleurs sans Un.
Chaos de couleurs nomme d’abord cela : l’absence de formes, donc de récit, fût-ce celui de la naissance de mondes. Les formes masquent l’essentiel. L’informe, ici, n’est pas matière brute, mais forces. Une force, en effet, est bien un invisible, rendu sensible sous certaines conditions expérimentales, qui permettront d’en donner la fonction mathématique et d’en user techniquement. Ainsi en va-t-il de la force gravitationnelle qui rend raison de l’interrelation entre deux corps physiques, saisie par l’équation newtonienne. Mais c’est de perception, non de calcul, dont il est question en peinture. On peut, comme le fait Poussin dans L’Enlèvement des Sabines, rendre visible une force en figurant un groupe qui résiste à la violence d’un autre, la fuite des Sabins de la gauche vers la droite, contrariée par le rapt des Romains qui les emportent en sens inverse : sous la représentation des formes, le percept des forces qui rend visible. On peut même inscrire ces forces psychiques sur fond d’une destinée en les situant dans la perspective du devenir de Rome. Supprimez l’histoire et les figures, et « l’aplat vibre, s’étreint ou se fend, parce qu’il est porteur de forces entrevues » (Gilles Deleuze).
Éprouvées plutôt qu’entrevues: chez Claudie Laks la toile est réceptacle de gestes, le corps du peintre se faisant médium ou vecteur de forces, transmutant l’espace en un lieu habité. Médium pour le geste inaugural que capte la toile blanche. Vecteur ensuite, parce que c’est la peinture posée qui appelle, selon sa « nécessité intérieure », les entrelacs de couleurs qui s’attirent ou se repoussent. Il faut la nourrir dit-elle, comme un individu qui nécessite un apport d’énergie pour déployer son existence. Qu’il en soit bien ainsi, le spectateur l’éprouve à raison des rythmes différents de la touche. Comparez Juillet 06 avec Hiver 06, la vitesse des jaunes du premier se fait sentir et anime le mouvement de l’œil pour affecter le corps entier d’une danse au rythme frénétique : le corps n’est pas affecté par la même lumière, la chaleur concentrée en une zone de Hiver a diffusé sur toute la toile du second. Considérez Vivace ou Pizzicato en regard de Nocturne ou de Tombée de jour : vitesse de petits gestes dont les traces se nouent, comme en effervescence dans le premier, s’épanchant et se répondant dans le deuxième, alors que la touche plus large du troisième lui confère un tempo plus lent, une sonorité plus grave, en mode mineur dirait un musicien. Le geste est énergie (energeïa, en œuvre [ergon], à l’œuvre) d’une force ou d’une puissance (dunaméis) qui s’effectue. La toile a capté le geste dans la pureté de l’élan qui ouvre un possible, dans la spontanéité de sa dynamique, de sa force, et non pas ce geste domestiqué, soumis à une tâche et qui s’explique par sa fin. Mais ce geste purement mécanique, enfermé dans le dessein qui le rend efficace, existe-t-il ? Rien n’est moins sûr, même s’il est clair que le travail enchaîné, avatar d’une technique qui impose au monde son ordre, tend à le réduire au mouvement mécanique qui informe une matière passive. Ce que le geste exprime c’est donc non pas la soumission du corps à l’âme, comme du moyen à une fin, mais l’unité indivisible des deux.
Je parlais de traces-couleurs, manière de dire que le geste enveloppe un deuxième aspect, non réductible à la force qu’il est, qui prime même sur cette force, lui confère son épaisseur, sa vie : il est affect, ou plutôt expression d’affect. Si PaulCézanne a parlé, pour caractériser sa peinture, de « logique de la sensation organisée », pour celle de Claudie Laks, on peut proposer logique de l’affection organisée : affection qui anime le peintre au travail, circulant de son corps à la toile accrochée au mur, qui en reçoit les traces-couleurs et les réfléchit sur son âme-corps qui réagit en accélérant le mouvement dans la même direction, ou bien par un contrepoint, créant une tension interne entre deux affects en équilibre métastable, c’est-à-dire constituant une unité affectée d’un mouvement imperceptible en un temps court, à la manière des organismes vivants. Nocturne, par exemple, le fait voir : les zones bleu outremer ancrent la surface colorée en lui imprimant sa gravité ; la tension avec les jaunes, les rouges et les orangés, en arrière-fond, la réchauffe et l’anime, les vert émeraude lui conférant ses zones d’équilibre. Appassionata, à l’inverse, est animée d’un tourbillon de rouges qui envahit toute la surface, dans un mouvement qui semble se nourrir lui-même de son dynamismeet ne cesse de s’accélérer, la puissance ignée des rouges ayant embrasée l’espace.
La considération de cette toile rend sensible un autre aspect jusque-là négligé : la présence d’un geste-graphe, sous le geste-couleur. S’il est ici recouvert par le geste-couleur, il peut, au contraire, primer (Adagio), ou apparaître comme graphisme coloré (Pizzicato) mais aussi les collages dont on peut dire que Claudie Laks y suit le programme matissien : dessiner dans la couleur). Geste-graphe donc, graphein, dessiner ou écrire, indifféremment. Si le geste-couleur informe est force et affect, le geste-graphe forme, sans jamais atteindre à la complétude. Le dessin achevé présente une forme, idée qui expose la structure : il « donne le squelette, la couleur est la vie », dit le Porbus du Chef-d’œuvre inconnu. Mais le squelette n’est pas donné de toute éternité : la forme se forme, elle aussi est affectée d’une force constituante. Le graphisme forme, « il est l’ouverture de la forme » (Jean-Luc Nancy). Chez Claudie Laks, il est donné dans sa dimension inchoative, commencement ou élan suspendu. Ce n’est pas le dessin achevé qui importe, mais le graphein, l’acte de tracer la ligne qui ouvre à la possibilité d’une forme : l’esquisse, l’essai ou la rature, non la trace qui fait signe, mais le tracer. Adagio : la surface de la toile recueille les lignes noires multiples, brèves, suspendues. Ce sont les traces-couleurs, gris, gris bleuté et ocre, qui déterminent des pôles d’attraction, recouvrant, animant, aimantant la surface en quatre zones, en tension les unes par rapport aux autres. Appassionata : le graphisme est recouvert, mais visible ; entrelacs rouges qui trament la surface en laissant percevoir la vélocité du geste automate, comme le moment d’une naissance, gestation, formation, ligne d’une mélodie infinie ; et puis la puissance de la vie échauffe progressivement le tout et l’exalte.
La temporalité est donc une dimension essentielle de cette peinture. De toute peinture peut-être, mais sous des modes différents. Éterniser un instant éphémère, c’est bien saisir quelque chose du temps, mais au risque de le figer, sous l’affect de la mélancolie, comme dans les naturesmortes classiques. Ce que la peinture de Claudie Laks donne à sentir et à penser c’est la mise en œuvre d’un processus, voire de plusieurs : élan de la forme, recouvrement par la force-affect, conglomérat de noyaux affectifs qui polarisent l’espace. « La couleur conquiert l’espace à travers le geste », dit-elle. Et le graphisme peut aussi être ouverture laissant apparaître cette épaisseur consistante des divers processus mêlés (Hiver 06,Le Horla). Souvent une puissance sourd du dessous, non comme vérité dévoilée de l’originaire, mais comme moment passé, toujours actif, engageant un devenir. Ainsi des jaunes perçant sous les bleus qui réveillent l’obscur de Tombée de jour.
Ce n’est donc pas le temps comme tel qui est en cause, le temps compris comme processus linéaire de formation/déformation des choses : la peinture de Claudie Laks expose plusieurs temps. Rien d’étonnant : le temps ne se ramène pas à la durée, réalité objective mathématisable, mais il relève de la subjectivité et est inséparable des processus dont il donne la mesure. Plusieurs temps donc, d’une peinture à l’autre, mais aussi au sein d’une même toile. Temps de la naissance ou de l’éveil, du réveil. Temps des pulsations, rythmes plus ou moins rapides, qui recouvrent le premier, exprimant la puissance de la vie. Temps ralenti, voire figé, mais non pas arrêté de l’hiver ou de la nuit qui supplante partiellement un pôle de réchauffement, annonce du réveil. Temps de la trace, graphe mnésique. Temps condensé de la fulgurance du graphisme, comme dans la calligraphie. Épaisseur du palimpseste, résurgence d’un passé révolu. Passé et futur n’existent pas, il n’y a que trois présents : « présent du passé, présent du présent et présent du futur », dit Augustin.
Temps et énergie uniment. Cette énergie qui sourd de la terre, circule dans les airs, s’éveille, s’incarne en une naissance, se déploie selon un rythme spécifique, vient se nouer en affects de joie ou de tristesse, augmentant ou diminuant la puissance d’agir, orientant le désir sans l’aliéner dans un objet, rencontre pour moi, dans les mots de Spinoza, Le Sacre du Printemps. Dans les deux cas, l’art expose un percept-affect, celui d’une naissance ou d’un éveil. Cette association me permet de concevoir le statut de son espace pictural. J’ai suggéré un jeu affectif, du peintre à la toile, de la toile affectant le peintre qui répond à l’appel par un geste, geste-graphe ou geste-couleur, selon, en fonction aussi des affections provenant de son environnement (lumière de l’atelier, saison, musique diffusée, etc.), et de la toile au corps-âme du spectateur. Ce jeu fait apercevoir que l’espace pictural n’est pas le condensé d’un espace cosmique, ou l’exploration d’un lieu naturel que l’on rendrait habitable, ni un espace intérieur, mental. Il est plutôt le médium entre espace intérieur et espace extérieur, l’appropriation par la médiation des forces qui affectent l’individu, d’un espace dont il fait la conquête, c’est-à-dire dont les zones sont valorisées par le désir qui s’y déploie. Cette conquête s’achève lorsqueadvient ce qu’elle nomme justement un événement. Non pas, me semble-t-il cet événement qui rompt le cours prévisible des choses par intervention d’une puissance transcendante, ce dont la conversion de Saül sur le chemin de Damas est la figure devenue classique. Mais événement qui procède d’un nouage immanent à la peinture se réalisant, je-ne-sais-quoi découvert après coup, et qui manifeste une concordance entre les différents temps à l’œuvre dans une toile, exprimant leur accord précaire.
Il faut suivre la sollicitation du Sacre, se souvenir qu’Igor Stravinsky reprend un rite païen ancestral qui chante, dans le premier tableau, la (re)naissance du monde, son réveil après l’hiver. La musique se fait expression de puissances chtoniennes qui, venues des profondeurs, animent le corps des danseurs. Le basson éveille le monde, le chant de la clarinette réchauffe la nature, perçant les épaisseurs glacées que la clarinette basse exprime (Hiver 06, Nocturne), le rythme s’accélère, glissement des cordes, des eaux (Azurine), sonorités des cuivres, reprisespar le basson, pizzicati, puis les cordes pulsent le rythme obsédant de la vie qui s’impose (Mars), embrasant le monde (re)naissant (Appassionata),exaltant tout l’orchestre en une efflorescence colorée sans fusion harmonieuse (Pizzicato, Astrée, Vivace). L’artiste retrouve ici une expérience archaïque : celle du monde magique, de ce monde réticulaire dans lequel des lieux et des moments concentrent l’énergie, points nodaux des relations des hommes à leur environnement. Qui se promène en forêt ou en montagne rencontre, plus ou moins clairement, ce sentiment d’une nature où un lieu, un temps, un arbre ancestral, un col resserré, le lever du soleil sur un sommet dégagé ont une valeur que nulle géographie ne saurait expliquer : gravir une cime c’est, dans ce monde, que nous n’avons pas tout à fait perdu, entretenir une relation d’amitié avec elle. En suivant Georges Simondon, qui me sert ici de guide, on peut dire que la pensée esthétique s’efforce de restituer cette unité perdue depuis la dissociation de la figure technique et scientifique qui s’insère dans le monde et le modifie, et du fond religieux, éthique, qui prend en charge le sens de l’être au monde : « La tendance esthétique est l’œcuménisme de la pensée. »
Elle s’éprouve dans le jeu des analogies entre œuvres, entre œuvres et lieux ou moments du monde, comme un prolongement qui ouvre à une pluralité qu’aucune œuvre ne prétend annuler. Je n’ai fait que répondre à son appel. À chacun de s’y livrer.