C’est aujourd’hui sauvage, Patrick Grainville

     

 

 

                                 

                                         

        Claudie Laks, l’aventureuse, l’exploratrice du premier jour. Ulysse est une fille radicale dont l’Odyssée est un départ. Iles dans les lacis de la lumière. Sirènes de la couleur. Un cosmos sans origine ni fin tournoie sur son erre. La ligne invente ses labyrinthes, ses avatars perpétuels, ses nids de courbes,  ses criques déliées, ses mouchetures de murène et ses essaims de corail. Fluide et tellurique Claudie. Les senteurs végétales de ses atolls. Ulysse n’a jamais eu envie de rentrer. Tout circule dans la clairière de Circé fille du soleil.

   Cette liberté est conscience. Voyage lucide. Une vision dans la peinture et dans la couleur aimante la course de Claudie Laks. Une grande écoute en alerte. Vigie, qui-vive, tous les courants, tous les rivages partout. Toutes les moirures des mirages. On a le sentiment d’une absence totale de calcul et de contrainte. Mais rien n’est plus périlleux, plus excitant que ce lâcher de la ligne. Libérer la ligne et la couleur sans rien céder de la clairvoyance. Sois souple, sois concentrée, légère, embusquée, vive, alarmée, profonde, ramassée et projetée, lapidaire en tes lassos, tes nœuds, tes tours. Le méandre ou la rupture découvrent la sensation. Les tourbillons partout. Totons ! Délivre ta nageoire et ton aile, vire, coupe, croise, creuse, rompt, lévite, pointe,  recule, propulse. Epuise ta source intarissable. Toujours au bord du chaos. C’est là le volcan des forces et des voltes. Ne pas sombrer, mais virer, happer l’énergie formidable, s’éblouir du gouffre, voler, vivre autour de l’abysse. Hirondelle du précipice. Le prénom de Claudie déjà, la gutturale ailée, le cercle, la boucle et le trait qui dédie. Laks, lacets. Aronde qui bifurque sans cesse et trahit l’augure. Tirésias pourra interroger à jamais les entrailles de poulet, il ne présagera pas ton geste. Car tes couleurs de Sémiramis n’adviennent que dans les jardins du désir.

   Claudie Laks fait un saut dans le vide vivant, cette  respiration qui la porte. Epouser l’énergie du monde. Où est le moi de Claudie dans ces péripéties nomades ? Moi couplé à l’avènement de la peinture, moi envolé dans la lumière, œil d’épervier. Fondre sur la trouvaille.

    Ce qui frappe, c’est la science du trait pur et de la couleur brute. Les nuances, les rapports merveilleux. Tout l’arc-en-ciel à foison, les mailles enchevêtrées à perdre la raison. L’Amazonie des couleurs au lendemain de la mousson. Les superpositions de la genèse, les terrassements successifs, l’étagement des rapidités, les effets de réverbération entre les couches de création. Approfondir, couvrir, révéler l’autre texture. Mille scènes naissent et se perdent dans la matière. Toutes ces triturations sans décoller de l’essence. Sans figurer. Sans abstraire !  

  Arabesques spontanées et volutes filantes, fouillis subtils  mais sans rien d’orné ou de décoratif. Nulle ostentation, parade mais une prouesse pure qui se nourrit de ses anneaux, des ses fuseaux, de ses arceaux. Jeu des courants abyssaux, croisés, plongés, dansés jusqu’à la surface. Allers retours des squales, des Léviathans de la couleur. Krill, fretin frétillant. Monstres entrevus, hybrides fantasques, « tropismes » comme  Nathalie Sarraute les nommait, dans l’aquarium des arborescences, des matières. La vertigineuse serre de la peinture.  

   La boucle le cède à la hachure. Canine de la couleur. Herse des rouges, des verts, des jaunes, des bleus, des noirs, des bruns. Alchimie de la couleur rimbaldienne oui. Primitive. Voyelles ! Adolescence sauvage. Animal de la couleur. Elle vous sautera dessus. Elle dévore. Joie carnassière. Décapée de toute culture, de toute civilisation. Sans laisse. Hérissée dans son herbe. Hachures de Cézanne dégondées de toute référence, de tout paysage, de tout fruit. Rien que la touche et l’enchanté circuit. Cette  attaque vive et véloce du fauve qui médite à midi. Ne jamais abandonner le principe, la puissance de la source. L’effet du précipité actif. Toujours tenir le fil, la force. Toujours voir, toujours danser, chorégraphie sans livret. La vie c’est tout. Le voir. Le pouvoir de la couleur. Son vouloir ivre. Son gai savoir. « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui ».

    Claudie risque. Toutes les possessions. La violence de la couleur, ses latences, même les gris, les cendrés, les blancs, l’évanescence «  sans rien qui pèse ou qui pose ».  La touche brute, instinctive, tenace. La bigarrure gaie, guerrière. Que la peinture est jolie ! Tous les calaos, les toucans de la couleur dans les rets, les crochets du geste féérique. L’euphorie de la jungle. Les voltes de la sarabande. La couleur sabre au clair jaillie de son humus,  de son terreau étourdissant. Ses tactiques, ses intuitions. Son charivari pensé. La couleur héroïque et pionnière. L’angoisse luxuriante. Vertige ! L’amazone emballée… Vrille ! Bariole ! Carambole ! Orchestre la cadence des nuances et des stridences. Ose saturer sans sombrer. Un beau chaos est l’harmonie de l’excès. Le comble de l’art pour les vrais affamés, les effrénés de la beauté. Alors explose la grande joie baroque. Celle de l’extase. Il faut des mots qui éclatent le monde.

   … Ou bien des tons plus tendres, plus suaves. L’intime, les secrets écheveaux d’un visage en pelote évanouie, d’un paysage dilué, d’une histoire brouillée. « Fourbis », « biffures », comme disait Leiris, marelles du subconscient de la peinture… Une autre scène survient plus onirique, plus estompée. Car la couleur a ses fantômes et ses miroirs, ses revenants sans cri, ses nostalgies exquises. Ses jardins frais et ses fleurs de l’ailleurs.  Tout est possible, rien n’est tabou au paradis des commencements. Tous les levers de la couleur, tous ses couchers, tous ses états migratoires, imaginaires. Sa transe et son évanouissement. Ses opéras et ses coulisses. Ses au-delàs, ses parousies. Ses profondeurs enfouies, ses réminiscences des fonds, ses féeries frontales. Ses enlisements de marécage en fleurs. Ses immenses mangroves macérées, irisées de nuances. Ses reflets de Vivonne proustienne. Son camaïeu de catleyas. Ses débauches accélérées ou bien ses ébauches presqu’enfantines. Son crayonnage qu’on croirait naïf. Son bâton de couleur. La grande anarchie avide, la bacchanale cosmique ou le presque rien. Mais qui donne la totalité ? Le simple trait ou le tout saturé ? La couleur a ses outrances royales, son gaspillage de Sardanapale et ses anges qui passent.

   Claudie Laks passe toujours. C’est une orgie et une ascèse. En fait, on peut aussi bien dire que rien n’est permis pour que l’autre liberté naisse. Qu’éclate l’impossible jouvence. L’originelle palette. L’habit de lumière de la matière.

    J’ignore pourquoi, à mes yeux, Claudie Laks n’est pas un peintre abstrait. Ses tableaux ne me donnent jamais une sensation d’abstraction. Ils me prodiguent des liaisons et des syncopes de sensations pures. Ce n’est pas non plus un peintre abstrait-lyrique, car il y a chez elle  quelque chose de plus radical, de plus primitif. Mais elle n’est pas non plus un peintre brut car elle est conscience accomplie, intuition  aigüe de la peinture. On parle beaucoup de gribouillage avec elle. Mais rien pourtant qui relèverait à vrai dire du naturel enfantin, du borborygme ingénu, primaire, d’une maladresse organique, charmante et en devenir. Alors ? Si l’on veut à tout prix un qualificatif toujours imparfait, Claudie Laks est un peintre originaire.

   Une belle folie de peintre. La couleur est une herbe folle. Envahissante, captivante, fourmillante. Claudie Laks ou l’orchestration du chiendent. La peinture, c’est l’extrême, l’amour fou. Claudie Laks déchaîne les délires lucides des  couleurs. 

   Partir. Ulysse ou Jason, sans s’attacher au mât. Traverser les isthmes, les séismes. Sourire aux sirènes. Tous ces cratères de la couleur prodigués sur la mer en son mortel chatoiement. Trouver. Larguer tout bagage pour aviver le vol, alléger l’invention, parvenir à la vue, à la vigilance extrême.

  Claudie Laks avance dans l’atelier, recule, tourne, attend, veille, guette, surprend. La peinture est athlétique. Façon Artaud désignant l’acteur, « cet athlète du cœur », et des souffles. Le tableau consume son ouvrière dans l’affrontement spatial. Claudie, abeille infatigable, reine des distances et des corolles inouïes. Chercher le tracé, trouver l’angle, le pigment,  l’or, ouvrir la solution colorée dans la nasse de l’œuvre. La devinette se tait. Il faut décacheter le message des sens et des dieux. Nectar !… Entendre l’espace, le temps, la rumeur de tous les possibles. Le formidable bruit du chaos vous chavire. La séduction c’est lui ! Disparaître dans un grouillement. Volupté terrible du naufrage. Pulsion de vie et de mort fondues. Alors, tenir la barre sur l’hélice du maelstrom béant. L’atelier est un ring à perdre haleine. Une arène de Leiris campant son artiste  tauromachique ! Errer. Choisir.

  Un créateur  sent tout à coup la direction. Il y est ! Il est porté, transporté. Passer sans cils ni paupières. Filer. Apparaître. A chaque instant le pari, la foudre, la fée. Sur le fil. A la pointe du diamant. Danser. Brûler bacchante ! Rayer, griffonner, en tous sens, de ses patins de vair la piste immaculée. Voir au travers du grimoire des forces et des gestes. Sonder  l’incroyable roncier printanier.  Cela monte, oui,  des mille épines de couleur. C’est là ! Quelle plénitude soudaine ?  Non pas la fleur « absente de tous bouquets »  de Mallarmé mais l’aubépine multicolore de l’œuvre épanouie.

   Incandescence. Etoile de la couleur. Vénus du matin. Mille fleurs. Milliards de signes sédimentés. Palimpseste criblé de géantes rouges et de naines blanches. Entrelacs de comètes. Chorégraphie, constellations, prairies. O ces lointains Big- Bang ! Ces échos emmêlés de  gestes originaires dans la fraîcheur du matin criant.

   La ballerine se lance, bergère des firmaments et des forêts, la saillie de son aile. Le feu, le bel, le vivace… La houlette de la peinture vierge. C’est aujourd’hui toujours. C’est aujourd’hui sauvage.

                                                    Patrick Grainville