Claudie Laks ou la couleur qui sculpte
Henri Focillon écrivait en 1934 dans Vie des formes: “Le signe signifie, alors que la forme se signifie”.
Nul ne voudrait circonscrire à un signe, pire à une image, le geste vibrionnant que Claudie Laks inscrit dans l’espace de la toile. Même si je parle par métaphore d’un ressort, plus ou moins (dé) tendu, d’un cocon, d’un haricot magique, ou plus abstraitement d’une forme obstinée, d’un motif insistant, je n’en aurais rien dit qu’au risque d’en limiter le sens. Je n’ai d’ailleurs aucune envie d’isoler un “signifié” qui mutilerait la démarche ouverte, s’illimitant toujours, de la trajectoire courbe de l’artiste, dans le détail ou dans l’amplitude de la surface libre.
Cette danse que Claudie Laks accomplit, ostinato, et cette ouverture élémentaire aux conducteurs de l’expérience -lucide, emportée- qu’elle nous fait partager: à savoir l’espace, la lumière, l’air ambiant, les échos et les reflets de l’atmosphère, je peux m’en faire une image dans l’écriture griffée qui parcourt la toile. Peut-être en serais-je le voyeur paradoxal dans l’image que je me forme de l’acte de sa naissance, moi le témoin absent de l’impulsion qui la fit être en un autre temps dans l’atelier. Mon audace, encouragée par la fantaisie qui pousse en elle à m’y mêler quelque peu, pourrait même me conduire à la danser avec elle, cette toile, à entrer dans la danse que suscite son tempo, à m’imprégner de sa musique, de son timbre, à réagir à et à re-agir sa rythmique.
La peinture de l’artiste est libre de toute ligature du sens. N’y cherchons pas la marque au fer rouge de la sémantique. Pour reprendre les termes de Focillon, en elle la forme ne signifie rien, elle se signifie. Elle ne constitue pas l’autoportrait de l’artiste, ou quelque aspect projeté d’elle-même sur la toile, ou même encore une composition, voire un composé de sa personnalité. Elle n’est pas davantage un appel au spectateur à y projeter les humeurs et les affects d’un moment, à les accrocher aux accents plastiques comme on ferait dans une galerie des perceptions et des émotions, l’étiquetage des facettes d’un parcours mental.
Non, la courbe de Claudie Laks ne bouclera rien. Elle est issue d’elle, mais dans le geste même qui s’accomplit, elle se sépare d’elle, ne lui appartient plus. Elle est sa présence séparée. Sa boucle ne refermera pas sur l’intime, son narcissisme ne sera que d’un moment, à peine une passagère fixation sur soi et qui sera vite suivie d’un prompt bond de côté, d’un désengagement, d’une décrispation de ses réflexes individuels, un glissement vers le débord, ce qui se passe d’entraînant à l’entour et qui relance sans cesse le plaisir actif, le plaisir furtif, le plaisir participatif de peindre. C’est un art du partage.
Je parlerai des sculptures de Claudie Laks. Mais qu’on me comprenne bien, si pour ma part je l’ai bien comprise: chez elle, il n’y a pas d’un côté la peinture et de l’autre côté la sculpture, pas plus qu’il y aurait le dessin séparé du coloris. Ce sont là anciennes querelles et vieilles lunes que celles qui opposèrent les tenants de l’un aux tenants de l’autre. Ne voit-on pas que Simon Hantaï sculptait sa peinture, s’enfermant en elle, s’accroupissant sous la toile et déployant toute sa force en se relevant pour en défaire les liens et déplier les réserves? Hantaï n’est-il pas Antée, retrouvant la force tellurique? Dira-t-on que Claude Viallat avait la moindre envie d’une empreinte qui serait resté fixée en l’air, en apesanteur, alors que s’il soustrait la bâche peinte à l’emprise du sol, c’est pour mieux l’y rendre lorsqu’ensuite elle pend et plisse? Si sa peinture n’était pas déjà sculptée, Sam Francis s’en serait-il satisfait, lui qui voulut rendre les espaces mystérieux où se troublent les états de la matière: la fluidité des eaux, la transparence de l’air et la charge matérielle des morceaux de glace, autant de verres réfléchissants, émaux multiples, multiples amas, éclats brisés que ressoude le regard qui s’immerge? Ellsworth Kelly n’a-t-il pas été le plus bi-dimensionnel des sculpteurs, et ses toiles pliées ou incurvées n’ont-elles pas engendré les présences spatiales les plus convaincantes?
Claudie Laks a rêvé la forme de la couleur à l’instar de ses grands aînés. Aurait-elle seulement fait de la peinture sans les grands coups frappés dans l’infini des peintres de l’abstraction colorée? Elle a parfois l’impatience d’une Joan Mitchell, dérivant à partir des Nymphéas de Monet dans un jardin devenu gerbes, devenu jungle, rendu à son épaisseur jaillissante, fort d’un mystère à la Douanier Rousseau qui aurait perdu ses figures mais conservé sa brutalité naïve. Je suis frappé de la métamorphose qui s’organise sous son bras du jardin qu’elle contemple quotidiennement, avec lequel elle vit, en bondissements de faons colorés, en sauts gracieux, en pépitements incessants, en naissances soudaines. N’en détourne-t-elle pas toute l’animalité potentielle et la fécondité active sur la toile blanche qui se zèbre d’un éclair printanier?
J’ai écrit que l’artiste rêve la forme de la couleur.
D’abord dans sa peinture, qui, comme celle de Mitchell ou Viallat, encore mieux celle de Cy Twombly, oscille et respire entre les pôles tour à tour écartés et rapprochés du graffiti, d’une écriture griffée –disais-je plus haut en faisant référence à l’exposition historique du musée de Saint-Etienne où Bernard Ceysson revenait sur Giacometti, Wols, Fautrier, Dubuffet et quelques autres- et d’une forme picturale unique –le fameux tourbillon, la vibration qui forme le cocon que j’évoquais plus haut, et qui caractérise l’univers plastique de Claudie Laks-, répétée, exprimant un accent tonique différemment modulé au sein d’une grille qui en fixe les limites, construite qu’elle est à son tour par la reprise illimitée du même motif qui impose son emprise spatiale.
Il me semble juste de rapprocher un moment sa démarche de celle de Jean-Pierre Pincemin, qui fut son ami, avec qui elle échangea, qu’elle admira aussi: on peut dire que chez Pincemin, les plans ou les « objets » picturaux ont fini par s’ordonner dans l’espace en figures totémiques: la sculpture est au bout du chemin. Les plans colorés circulaires ne devaient-ils éclore en pousses multidirectionnelles? Chez Claudie Laks de même, la vibration circulaire, le tourbillon devaient accoucher d’un vortex inspirant.
Ensuite à partir de la peinture. Il y a en effet à l’intérieur de la peinture en maelström de l’artiste un ferment expansif, une force à caractère centrifuge qui devait nécessairement s’écouler à l’extérieur et y prendre forme, comme si en s’éloignant du centre igné de sa naissance, elle devait se refroidir et se solidifier comme un métal en fusion sorti du four acquiert son contour. On comprend bien que le danger pouvait être une baisse en tension du régime attractif que la gamme des couleurs et des gestes composait à l’intérieur d’une picturalité éruptive et captivante.
Dire de Claudie Laks qu’elle fait une sculpture de peintre n’est pertinent que si l’on précise immédiatement que, dans son oeuvre, c’est la couleur qui découpe. Pour me faire comprendre, je veux comparer son travail avec les gouaches découpées de Matisse. Ce dernier, on le sait, insistait sur le fait de découper dans la couleur. Claudie Laks, elle, appelle la peinture à engendrer la découpe de la sculpture, à prolonger ses propres élans en leur donnant une réalité, voire une ombre tridimensionnelle, un écho spatial, une figure concrète. Les formes géométriques construites en claustra ou en paravent ne sont là que pour mettre en relief, au sens propre du terme, les percées de la couleur qui les taraude, les lignes actives (hachures, tirets, croisillons, flammèches endiablées) qui sont le déclic, le déclencheur du désir de la forme.
La dialectique de l’ordre et du désordre, du jeté et du saisi, du conçu et du déçu entraîne les formes dans le mouvement de la vie, entre dispersion et rassemblement. Il y a moins forme que formation. Il n’y a pas procédé mais processus. Le grand souffle de Matisse, de ses découpages et des liturgies de signes qui renoncent à faire symbole pour appeler le spectateur à prendre forme, à éprouver, à faire l’épreuve de la forme, s’épanche encore là. Et Jan Voss, qu’elle aime tant, n’a-t-il pas poussé à sa plénitude l’art de déjouer la contradiction apparente de la surface peinte, du geste, de l’armature rythmique et de la mise en espace vivante du monde des couleurs?
Parfois une allure anthropomorphique se repère. Ainsi dans Silhouette d’Outremer, où l’intensité de la couleur bleue justifie le titre –une allusion à Yves Klein? Elle évoque à l’historien d’art quelques-unes des sculptures des années 1915-1916 de Jacques Lipchitz. Ailleurs, une structure à claire voie sert de double-fond à la lumière qui s’y engouffre avant de jouer la fille de l’air sous l’oeil du spectateur qui tourne autour de la pièce. Telle un moucharabieh, la sculpture se fait obturateur, lieu du secret puis jeu de transparence et perspective colorée. Il passe dans ce travail un tropisme méditerranéen où l’artiste se souvient des pays du Sud. Dans les architectures blanches du M’Zab ou des médinas, n’est-ce pas la lumière qui façonne les formes qui, en retour, la qualifient et la rendent palpable et vivante pour le regard?
Je terminerai sur Vénus. Vénus est une sculpture. Vénus est un défi. Elle relève en sculpture le défi de l’intensité de la forme colorée. A la différence de Silhouette d’Outremer, elle est plutôt à l’horizontale. On devine que si elle avait été figurative, elle eut été une femme allongée, une figure couchée: Vénus, la déesse de l’amour. Cet aspect mythologique dans le titrage suscite le souvenir de Cy Twombly, mais le jeu spatial des plans colorés est plus proche du grand sérieux complexe métissé paradoxalement du hasard le plus ludique qui présidait aux assemblages soudés d’un Berto Lardera.
De la nudité glorieuse de Vénus, sa version abstraite n’avait d’abord gardé que la couleur pure, le teint brillant d’un ensemble d’aplats livrés au soleil. Au miroir de l’onde lumineuse, Vénus se réfléchissait sans voile, sans poil, sans râle. Une matité muette.
Vénus est une des sculptures les plus inspirantes de Claudie Laks. J’ai dit que ses découpes de métal pourraient la faire ranger aux côtés des lames spatialisées de la tradition constructiviste, des Gabo, Calder, Lardera, David Smith et autres Pevsner. Mais les références picturales ne sont pas à exclure non plus: L’Escargot (1952) de Matisse au premier chef, avec son enroulement de formes colorées à la gouache découpées: collage qui spatialise la couleur. Si François Rouan avait été sculpteur, n’aurait-il pas tressé de semblables feuilles aigües aux orientations complexes?
Mais c’est pourtant du côté d’un Joel Shapiro, le sculpteur américain, qu’il faut chercher un engagement similaire à constituer l’épaisseur sculpturale à partir d’une orchestration spatiale de plans bidimensionnels inter sécants, chevauchants et comme aimantés l’un à l’autre, alors qu’une formidable dynamique en relance sans cesse la ronde d’amour. D’après Mac Luhan, la bidimensionnalité est plus dynamique, plus énergétique que la troisième dimension.
Au verso du bi-plan qu’est Vénus, Claudie Laks a pratiqué des retouches. Elles sont intéressantes car justifiées par la stimulante dialectique de la peinture et de la sculpture qui ne se met jamais si bien en lumière dans l’oeuvre de l’artiste que là. La peinture a en effet le pouvoir de perturber la lecture des formes en passant de l’une à l’autre, en créant des continuités de feu comme les flammes qui, sautant de l’autre côté d’une route, unissent des paysages pourtant différents en une même vision d’incendie, dissolvant les limites et les matières. Elle brouille la lecture des formes géométriques en jouant son jeu de masques, de recouvrement, de dépassement, de rééchelonnage.
Alors l’artiste revient sur l’indiscipline de sa peinture, en retient la séduction, la dissolvante magie en repassant, à la retouche, les formes qui avaient été engendrées de façon chaotique, et en consolidant leurs découpes. Cette fois, la peinture qui avait le pouvoir de tout masquer sous le voile de Gaia, le voile illusionniste de la perte de repères, l’amour enivrant de la couleur, la métis troublante de la spirale, s’abandonne, avec sans doute quelque rouerie, à la vérité tactile de la sculpture.
Thierry Dufrêne