Entretien Pierre Encrevé, Claudie laks, in monographie Claudie Laks, éditions Lienart, avril 2018.
PE
Comme cela fait très longtemps que je travaille sur des peintures très éloignées de la tienne, dix ans que je suis tous les jours avec les peintures de Soulage, j’ai besoin de toi pour voir ta peinture. Et pour cela il me faut revoir l’ensemble de ton chemin et repartir dès début. D’abord parce que j’ai commencé à voir ton travail lorsque tu étais dans l’atelier de Jeanclos à la fin des années 70. Et j’ai vu au fur et à mesure toutes tes expositions à Paris. Il est important pour moi de voir comment l’on passe d’une période à l’autre. J’observe aussi que tu n’as jamais eu d’exposition rétrospective et c’est dommage. Si l’on inclut la dimension sculpture des années 80, et même uniquement la peinture, cela fait une trentaine d’années, c’est déjà un bout de chemin.
Pour comprendre ton travail je propose que l’on commence donc par un entretien rétrospectif.
Tu as commencé aux Beaux Arts dans l’atelier de sculpture chez Georges Jeanclos. Est-ce une décision déterminée qui t’amène à la sculpture ou le hasard ?
CL
C’est la sculpture qui m’intéressait énormément à l’époque. Adolescente j’étais fascinée par la sculpture et en particulier par l’œuvre de Brancusi. J’allais régulièrement voir son atelier reconstitué dans l’ancien Musée d’Art Moderne, avenue de Président Wilson, actuellement le Palais de Tokyo. Toutes ses sculptures disposées selon sa volonté sous la lumière zénithale révélaient une dimension spatiale fascinante, il y avait une qualité de présence captivante. L’endroit était génial. La sculpture, ce n’était pas seulement celle, matérielle, des volumes taillés dans le bois ou la pierre, c’était aussi le découpage immatériel du vide et de la lumière dessiné par les volumes. Brancusi a d’ailleurs fait beaucoup de photos qui révèlent cet aspect spatial de son travail. Paradoxalement ses sculptures tellement matérielles nous entrainent ailleurs.
PE
Je suis entièrement d’accord avec toi parce que quand on voit une sculpture de Brancusi seule, comme par exemple le Baiser qui est dans le cimetière de Montparnasse, l’œuvre est appauvri, par rapport à un ensemble, surtout l’ensemble construit par lui qui était stupéfiant.
Donc tu commences par la sculpture, mais celle de Brancusi est taillée dans le bois ou la pierre, alors que toi tu travailles le modelage avec l’argile. Le choix de ce matériau était-il un vrai choix ?
CL
Je connaissais l’œuvre de Jeanclos que j’appréciais beaucoup. Parallèlement je lisais Bachelard. J’étais très intéressée par ses théories relatives aux quatre éléments. J’avais fait une maitrise sur le thème de l’eau en littérature et le travail de la terre était comme une suite bien plus matérielle ! Je travaillais d’ailleurs la terre dans ses différentes qualités de matérialité, une terre noire, brute, dans une grande similitude avec la terre que l’on peut trouver dans les champs. Les bulbes étaient en quelque sorte les fruits de cette terre-mère. Je les déclinais en rang d’oignons, leurs socles étaient des sortes de blocs de terre, les tiges qui s’érigeaient verticalement étaient comme taillées alors que la forme arrondie du bulbe lui-même était constituée de pelures ou de voiles de terre. Ils ont été exposés dans différents lieux, à l’ARC, dans le cadre d’Ateliers 81-82, puis à Beaubourg dans une exposition intitulée « Terre d’artistes », à la Biennale de Faensa en Italie et dans d’autres lieux encore. Parallèlement j’avais été invitée en tant qu’élève de l’atelier Jeanclos à la Manufacture de Sèvres. Là j’ai découvert le travail de la porcelaine grâce aux compétences et à la grande générosité des artisans de la Manufacture qui aiment transmettre leur savoir. La porcelaine est un matériau dure, froid, lisse qui renvoie la lumière contrairement à l’argile noire qui l’absorbe et qui, très tactile, peut épouser toutes sortes d’aspects. Par ailleurs la technique n’est pas la même et le rendu de la porcelaine transfigure complètement la forme. Exposés ensemble cela donne un effet détonnant.
J’étais en fait dans un principe d’installation par la production du même avec des déclinaisons de formes et de dimensions, le tout installé soit pour mettre en scène l’idée de série, soit l’idée d’accumulation.
PE
Dans ce même esprit tu produis les bogues. On peut dire que tu as là les formes arrondies que l’on retrouvera par la suite dans ta peinture.
CL
Les bogues et d’autres volumes concaves sont venus après une réflexion sur le caractère phallique que l’on trouve généralement dans la sculpture. Comme on dit, on « érige » une sculpture. Les bulbes étaient à la fois matriciels et phalliques. Je voulais rompre avec l’aspect en érection de la sculpture et voir s’il était possible de faire une sculpture concave.
Certains artistes s’y sont attelés. Pour moi cela n’a pas été facile. Sans doute qu’aujourd’hui les choses seraient différentes parce qu’on a pu concevoir des formes non appréhendables dans l’immédiateté.
A la suite de cela ou pendant cette recherche j’ai fait un rêve très bachelardien qui était en quelque sorte une réponse à mon questionnement. Je rêvais que je visitais mon atelier futur et que je regardais avec beaucoup d’attention, pour m’en souvenir, chacune des mes sculptures à venir ! Ces sculptures étaient certes bien verticales mais composées de strates superposées et mon rêve me disait que bien qu’érigées ces éléments n’étaient que des fragments d’une vaste forme concave. A la suite de cela j’ai passé toute une période à réaliser chacune de ses sculptures ! C’était la période des stèles. Je me rapprochait là de Brancusi !
PE
Comment tu passes à la peinture ? Quel est le déclencheur ?
CL
J’avais manié des tonnes d’argile et je crois que j’aspirai à autre chose.
Mais j’ai fait quelques détours avant d’arriver à la peinture.
Les qualités spatiales qui m’intéressaient dans la sculpture, par leur présence incontournable, par leur effet de découpage dans l’espace et par le jeu de la lumière, tout cela, je le retrouvais finalement lorsque je revoyais la peinture de Matisse. Plus immatérielle et plus abstraite, la peinture, à la suite de Matisse, et de la plupart des expressionnistes abstraits, sollicitent et transforment plus encore l’espace que la sculpture, essentiellement lorsque la couleur mène la danse. C’est la force de son dynamisme qui bouleverse notre appréhension spatiale.
Tu connais la citation de Barnet Newman, qui parfois est attribuée à Ad Reinhardt, « Qu’est-ce que la sculpture ? C’est ce contre quoi on se cogne, lorsqu’on prend du recul pour voir une peinture. » Cette réflexion dit beaucoup de choses à la fois sur la sculpture et sur la peinture.
Progressivement je me suis mise à mes grands découpages, d’abord très peu colorés puis complètement peints.
PE
Tu les découpais comment et dans quel matériau ?
A la scie sauteuse dans de grandes planches de contre-plaqué. Ils étaient ensuite enduits pour leur enlever le relief du bois, parce que ce qui je voulais c’était leur donner un aspect immatériel, contrairement aux pièces en argile. Bidimensionnelles elles étaient accrochées décollées du mur, comme en suspension avec le jeu d’ombre portée qui accentuait l’effet de légèreté. De loin on pouvait penser à de grands papiers découpés.
PE
Mais là on pense à tes futures pelotes qui se dévident. Ce geste d’arrondi il est déjà là.
Donc tu lâches la terre et tu passes au bois découpé, aux grandes arabesques et entrelacs qui progressivement gagnent en couleurs.
Et le passage à la toile ?
CL
Il intervient d’abord sur de la toile de jute que je garde sans aucun apprêt, non enduite. Il fallait que la couleur, les pigments fassent corps avec la matière du support. Toujours ce souci de la présence matérielle de l’objet.
Je crois que je fuyais le caractère illusionniste de la peinture. Je travaillais au sol avec de larges spatules qui écrasaient directement les pigments avec le liant sur la toile brute. Ce qui fait que la couleur était soumise au parcours de la spatule sur la surface de la toile et pénétrait les fibres jusqu’à la traverser.
PE
Il y a des peintres qui faisaient çà ? Parmi les Américains sans doute ?
CL
Oui Rothko passait ses couleurs dans un sens et dans l’autre de sa toile, en croisant ses coups de brosse pour que la couleur s’accroche dans tous les sens de la fibre du support.
Mais il y a évidemment plus proche de moi toutes les expérimentations passionnantes des artistes du groupe Support-Surface.
PE
Donc tu travailles à plat et avec de grandes spatules. Tes toiles sont-elles tendues sur châssis ?
CL
Non jamais. Il me fallait la résistance du sol à l’époque d’autant que je travaillais avec des spatules. Maintenant que je travaille à la verticale j’ai besoin de la résistance du mur. L’effet tambour d’une toile tendue sur châssis ne résisterait pas à la véhémence de certains de mes gestes. Et par ailleurs j’aime découper dans mes rouleaux de toile vierge un format qui n’est jamais standard et qui obéit à la logique du moment, logique du regard, logique en relation avec les toiles qui ont précédé. Je fais donc fabriquer les châssis après avoir peint mes toiles. Mais à l’époque les toiles de jute non enduites, n’avaient pas besoin de châssis. Elles étaient accrochées directement au mur comme pouvaient le faire les peintres de Support-Surface.
PE
On a l’impression là que tu regardes et que tu travailles des surfaces dont le dessin est plus ou moins angulé. On peut dire que ces grands découpages sont entre la sculpture et la peinture, avec parfois plusieurs éléments bidimensionnels qui se combinent. On a à la fois le plan et la troisième dimension parce qu’il y a le jeu combinatoire avec les autres éléments d’arrière plan et le vide qui intervient à l’intérieur des découpages avec l’ombre décalée sur le mur.
CL
En t’écoutant je me dis qu’effectivement le propos plus ou moins géométrique des rubans ou des entrelacs découpés dans le bois se retrouve d’une certaine manière dans les toiles de cette période.
C’est le principe d’un parcours sur l’étendue de la toile avec cette spatule large et qui impose sa propre géométrie tout en se pliant à la géométrie interne de la toile.
La peinture issue de ce mode de fonctionnement est vraiment le produit du processus et de sa mise en œuvre.
PE
Et là on voit du rouge, du jaune et du bleu. « Who’s afraid of red yellow and blue ?» selon le titre d’une œuvre de Barnett Newman !
Tu n’as plus peur de la couleur !
CL
Je n’ai plus peur de la couleur mais pendant toute cette période je peux dire à postériori que je la tiens en laisse. Elle est assujettie aux formes qui se déploient et qui l’entrainent dans leur dispositif de pliages, d’entrelacs, de parcours où domine le plus souvent la verticalité.
PE
Tu ne donnes pas de titre à ce moment-là à tes toiles ?
CL
Non aucun titre. Cela ne me serait pas venu à l’idée. C’était encore quelque chose de très matériel par le côté brut de la toile, par la couleur en pigment diffusée ou infusée dans la matière-même du support, également par la dominante verticale qui pouvait donner l’impression d’une forme se tenant debout toute seule. L’effet illusionniste des superpositions ou entrelacs de plans et des jeux de tressages ou pliages accentuaient le caractère expansif des formes.
PE
Le travail des plans est très intéressant parce qu’on pourrait se dire que c’est une sculpture comprimée.
PE
Que ce soit dans ces peintures sur toile brute qui reprennent les formes de tes grands découpages en bois ou dans tes peintures plus récentes, on constate que les couleurs restent claires.
CL
Tu dis « claires » ?
PE
Oui, ma fréquentation des peinture de Soulages y ait pour quelque chose !
CL
En fait je n’utilisais presque jamais le noir, en tout cas jamais mélangé aux couleurs, ce qui les obscurcit et les prive de leur force et donc les couleurs sont pures, ce qui peut les faire paraître claires. Je n’aime pas mélanger les couleurs, j’ai toujours l’impression que cela les tue. Chaque couleur doit garder sa propre dynamique. C’est un souci de vérité avec la couleur. Mais c’est vrai que parfois on peut les violenter pour leur faire dire leur vérité ! Mais tout cela qui ne m’a pas empêchée de travailler des toiles parfois uniquement, ou pratiquement, en noir et blanc. Et de faire aussi des peintures très sombres, comme « Tombée de jour », ou dernièrement « Le ciel est toilé », comme son titre l’indique en référence à la fameuse toile de Van Gogh.
A propos d’illusionnisme dont je parlais juste avant, il a eu un moment ou tout cela m’est apparu trop figuratif.
La relation d’assujettissement de la couleur à la forme m’ennuyait. Progressivement je voulais être vraiment dans la peinture, pas dans des formes préétablies.
Et pour cela je me suis mise aux gribouillages ! Retour donc à une sorte de geste premier qui libère la couleur.
Je ne voulais plus de géométrie. Jusque là le propos n’était pas celui de la couleur et donc pas vraiment de la peinture.
PE
On arrive maintenant aux peintures des années 2004-2007 où effectivement la couleur prend une autre dimension.
Dans les toiles de cette période, contrairement à beaucoup de tes toiles plus récentes, la surface n’est pas entièrement peinte. Il y a beaucoup de réserves. Tu déposes des couleurs qui constituent des formes comme tu dis « en gribouillage ».
CL
Pour moi, il était question de libérer la couleur de toute forme préétablie. Comme je disais, c’était revenir aux sources, renouer avec un geste graphique élémentaire. Et là la toile blanche enduite s’est imposée. J’ai découvert le plaisir de travailler au pinceau sur une surface lisse au plus grand bénéfice de la couleur.
PE
Tu libère donc la couleur, car jusque là on n’était pas encore dans un propos de coloriste même s’il y avait dans ton travail précédent des accords élégants.
CL
la couleur était au service de la forme. Désormais couleurs et formes ne font plus qu’un. Mais je ne sais pas s’il faut parler de formes ! Il s’agissait plutôt de traces laissées par le geste qui retrouvait un mouvement spontané comme dans les premiers dessins d’enfant.
PE
Comment composais-tu ta surface ?
CL
Les toiles étaient comme de grandes pages blanches sur lesquelles je faisais mes exercices de « lâcher de couleurs ». La plupart du temps une répartition plutôt organique en fonction de la dynamique propre aux éléments prenait place progressivement sur l’ensemble de la surface. Parfois une régularité un peu linéaire s’imposait comme des séries de gammes. Je déteste l’idée de composition. Il y a quelque chose de trop volontariste, qui écarte les possibilités infiniment libres et ludiques du jeu de la peinture et de tout ce qui la constitue.
Même précédemment le dispositif au sol sur toile brute balayée par la spatule, évitait l’idée de composition.
PE
L’occupation de l’espace n’est donc absolument pas architecturée.
Le moment où tu es en relation avec Jean-Pierre Pincemin correspond à cette époque ?
CL
Oui cela correspond à cette période car je me souviens qu’il m’avait montré comment maroufler des bandes de renfort à l’aide d’une colle … pour pouvoir tendre sur châssis une toile peinte jusqu’en ses limites. C’était d’ailleurs pour la toile qui avait été achetée par le Cnap et qui s’est retrouvée dans tes bureaux au Ministère de la Culture !
PE
Qu’est-ce qui te rapproche de Pincemin ?
CL
J’étais d’abord fascinée par son pouvoir créatif. Je suis arrivée un jour dans son atelier et il était en train de peindre, absorbé par son travail. Il ne faisait qu’un avec ses couleurs, le support sur lequel il travaillait, son pinceau qui était comme le prolongement de sa main. Tout son corps n’était qu’un médium au service de la peinture. Peintre-médium !
Je crois qu’en dehors de cette image, ce qui m’intéressait dans son œuvre c’est d’une part la relation entre peinture et sculpture, et même dans sa période des palissades alors qu’il ne pratique pas encore vraiment la sculpture, il y a une dimension monumentale et frontale qui faisait écho à mes préoccupations d’alors. Et d’autre part ce que je trouvais formidable à une époque où chaque peintre devait faire une œuvre identifiable par sa marque de fabrique, c’était son incroyable liberté de passer d’une abstraction très épurée à quelque chose d’apparemment complètement différent et figuratif. Il incarnait aussi pour moi les principes de Support-Surface qui ont tout de même marqué ma génération. Mais les théories du groupe Support-Surface avaient à la fois un effet libérateur de déconditionnement par rapport à la tradition de la peinture mais en même temps cela pouvait nous conditionner dans un autre sens, finalement vers une sorte d’assèchement de la pratique picturale. Or Jean-Pierre Pincemin ni par son attitude, ou sa posture d’artiste, ni dans sa pratique n’imposait un quelconque dictat.
PE
Tu es donc proche de lui dans le processus pictural lui-même bien que ton travail soit assez différent du sien.
Ta peinture est d’ailleurs d’une grande légèreté à cette période, et l’on commence à voir des coulures, ce qui n’était pas le cas avant.
CL
Les coulures sont liées au fait de travailler la peinture en vérité. La peinture peut être liquide, ou épaisse, ou grumeleuse, transparente ou opaque. Cela m’apparaissait de plus en plus fondamentale de combiner le jeu des couleurs avec la vérité matérielle de la peinture. Cela associé aux outils. Et là je reviens à l’utilisation des pinceaux. Donc les pinceaux, la couleur que je prépare au fur et à mesure à partir de pigments et de liants acryliques ou vinyliques et la toile blanche déjà enduite agrafée au mur. Par ce retour à un dispositif qui peut paraître traditionnel j’ai l’impression d’avoir fait le chemin inverse de beaucoup d’artistes. En plus par la relation frontale à la peinture imposée par ces choix, a inévitablement induit un travail du regard, la composante « rétinienne » radicalement rejetée par duchamp.
PE
A propose de vérité, que penses-tu de la fameuse phrase de Cézanne « Je vous dois la vérité en peinture » ?
CL
Vaste sujet ! Je crois que Cézanne ne s’est pas embarrassé du superflu, il est allé à l’essentiel, remettant la perspective en question, laissant certaines parties non finies, ou juste esquissées lorsque cela n’avait pas d’impact sur la conception générale du tableau. Ce qui l’intéressait c’était la peinture et non la reproduction du réel. Le réel il l’a soumis à la peinture.
Pour moi la vérité c’est d’être à l’écoute de ce qui advient. Picasso parlait de l’œil qui écoute.
PE
Pendant toute cette période tu ne mets toujours pas de titre à tes tableaux. Tu acceptes que ta peinture soit livrée comme de la peinture sans référence à rien. Ce qui est la caractéristique de la peinture abstraite.
En 2007 les toiles sont déjà beaucoup plus saturées. On peut repèrer plus ou moins le même geste en arrondis, parfois en spirales et qui va peu à peu habiter l’ensemble de la toile. On voit que les couleurs sous-jacentes sont plutôt claires et tu vas progressivement les nourrir de nuances plus foncées.
CL
Ce qui commence à m’intéresser à ce moment-là c’est la densité picturale. C’est un espace plan mais produit par des strates, avec une profondeur, un effet de condensation graphique et picturale.
PE
Il y encore beaucoup de fluidité, comme s’il s’agissait de garder à l’espace sa liberté. Cela correspond sans doute à ton désir de ne pas concevoir une composition à l’avance.
Et donc cette fluidité donne lieu à une occupation de la surface presqu’en all-over, en tout cas avec une répartition des intensités relativement homogène.
CL
Mais ce ne sont pas des all-over. Tout çà parce que l’idée de tableau m’intéresse trop. Un all-over donne lieu à des surfaces qui visuellement peuvent s’étendre au delà des limites du format. Mes toiles ont des limites, des marges, ce sont des lieux donnés et c’est dans ces lieux donnés que la peinture doit faire son œuvre. Il y a une opération qui s’effectue au sein de cet espace et pas ailleurs. Il s’agit de prendre en compte la surface et son étendue. En outre les marges sont toujours intéressantes dans le sens où elles témoignent du processus et des couches sous-jacentes.
PE
Dans « Retour du Grand Réservoir », on a là un all-over ?
CL
Oui, mais c’est une toile à part. J’en raconte l’histoire dans mon dernier catalogue. L’histoire de la petite voiture rouge qui m’entraine dans les décombres du dessous d’ escalier du Grand Réservoir sur un emballage au nom et à l’adresse de Jean-Pierre Pincemin alors qu’il était mort quelques mois auparavant. Cet événement m’avait bouleversée. Quand je suis rentrée à l’atelier, j’ai déroulé une grande toile, j’ai pris mes pinceaux et ce fut une provocation en duel avec la peinture. Une toile réalisée dans la foulée.
PE
A partir de 2006, on voit des toiles plus saturées, certaines avec des transparences qui laissent apparaître une lumière et des graphismes sous-jacents.
Parallèlement tu travailles les collages. C’est un travail sur papier. Quelle relation tes collages ont-ils avec ta peinture ?
CL
Pour moi ce sont aussi des peintures, mais des peintures faites de résidus, de fragments de papiers qui portent des traces de couleurs, des bouts de rien sauvés d’un fond de tiroir. Il y a dans mes collages quelque chose de fragile et dérisoire qui n’existe pas dans mes toiles. C’est à chaque fois un jeu d’équilibre précaire. Ils ne sont pas bidimensionnels, je les travaille comme une sculpture, accrochés au plan juste par quelques points. Ils doivent garder leur esprit de précarité. J’aime ce défi de faire quelque chose avec presque rien. C’est la couleur sauvée de nulle part. Cà aussi c’est dans l’esprit de Support-Surface, « faire avec », pour reprendre les termes de Pierre Buraglio. Mais il y a tout un jeu entre les couleurs, les matières, les graphismes, qu’il soit dessiné ou matériel, et parfois avec l’ombre portée. Ce qui dans la peinture existe par les strates et les arrières plans, se concrétise dans les collages par des superpositions et des accumulations de différents éléments qui créent du volume.
PE
Les arrières plans se devinent parfois par transparence. Transparences ou réserves que l’on retrouve souvent dans tes peintures. Il semble que le blanc de la toile en réserve soit comme une tache de peinture blanche.
CL
Oui, il y a une interférence entre le blanc de la toile et les touches de blanc réellement peintes qui viennent après par-dessus d’autres couleurs. C’est le cas aussi pour ce qui se passe entre les couleurs autres que le blanc, celles du dessous qui apparaissent en résurgence et celles en surface qui se répondent alors qu’entre les deux il peut y avoir plusieurs strates d’une autre ou de plusieurs autres couleurs. Tout cela crée une masse picturale qui, dans son épaisseur, produit sa propre dynamique, une vie interne que le regard devrait percevoir. C’est peut-être çà dont parle Cézanne lorsqu’il prononce sa fameuse petite phrase « Il faut que cela se réalise » à propos du tableau à venir.
PE
Ce jeu de va-et-vient entre les strates est intéressant. On a l’impression que ce qui se jouait sur l’étendue de la surface dans les toiles d’avant 2010, se passent ensuite et jusqu’à aujourd’hui dans la profondeur ou dans l’épaisseur des couches de peinture.
CL
Ce que tu dis est intéressant parce qu’il m’évoque le travail que je fais parallèlement en gravure. La gravure pourrait avoir essentiellement un rendu bidimensionnel par le processus d’entaille sur une surface que l’on reporte au moment du passage sous presse. Or il m’arrive souvent de superposer les impressions de plusieurs plaques pour avoir cette densité liée aux arrières plans. Et, comme en peinture, de ménager des réserves pour qu’apparaisse le premier tirage.
PE
Soulages lui, faisait des trous dans le cuivre pour laisser passer le blanc du papier. Toi tu attrapes le blanc autrement. Mais tu ne peux pas te passer longtemps de couleur, et dans tes gravures il y a tout un réseau coloré avec souvent des touches colorées sous le graphisme de la pointe sèche ou de l’eau-forte. Comment procèdes-tu ?
CL
Plusieurs stratégies sont possibles. Comme je le disais par des tirages superposés à partir de plaques qui ont des couleurs différentes, ou par un travail antérieur au passage de la gravure avec des collages ou une préparation en couleur du papier. Cela peut se faire aussi par la technique dite du « chine collé », très jolie technique du papier marouflé avant impression. La gravure est une discipline assez technique qui a ses contraintes et ses traditions mais qui permet une infinité de possibles, et tout un jeu combinatoire vraiment très créatif.
PE
Quelle place tient la gravure par rapport à ta peinture ?
CL
C’est un travail parallèle qui me fait sortir de l’atelier, qui me permet à la fois de prendre des distances avec la peinture tout en étant en fait en continuité avec elle.
PE
Retour aux grands formats. Après toutes ces années d’explorations, de questionnement de la peinture, il semble que tu trouves quelque chose qui soit vraiment toi. Tu as énormément de couleurs différentes avec une interpénétration des gestes. On a l’impression que la toile est nourrie, une sensation d’épaisseur. Aucun aplat sauf dans les réserves de la marge. On est devant une peinture non pas exactement agitée, mais modelée, travaillée centimètre par centimètre et l’on suppose que tu mets du temps à réaliser une toile de ce type.
CL
Oui la réalisation d’une toile comme Eulalie, A la Folie, Sircilla ou d’autres prend énormément de temps. J’ai travaillé pratiquement tout un été sur la toile A la Folie.
On devine pourquoi je lui ai donné ce titre ! C’est tout un travail du regard d’une extrême exigence. Je fais des kilomètres lorsque je peins un grand format parce qu’il faut que cela tienne de près comme de loin. Les couleurs sont comme des entités vivantes, exigeantes, boudeuses, irascibles, ou au contraire douces, trop douces, élégantes, trop élégantes, ou soudainement vulgaires, outrageusement tapageuses. Elles se disputent et se jalousent la meilleur part. Il faut leur laisser toute leur force singulière tout en les rappelant au dialogue, à l’équilibre, même si parfois l’équilibre est heureusement dangereux pour ne pas être trop sage. Me revient la phrase de Pollock quand il disait à propos de ses toiles en dripping « c’est un jeu libre de concession mutuel ». Je ne fais pas de dripping puisque j’assume la relation frontale à la toile, avec un travail aux pinceaux, « une écoute du regard », et donc un travail absolument rétinien, n’en déplaise à Marcel !
PE
Au même moment il semble que tu puisses basculer vers une peinture soudain plus ouverte. On comprend que tu aies besoin de te reposer un peu !
CL
D’une part je ne peux pas être toujours dans cette même tension d’une toile à l’autre, d’autre part ce que je mets à l’épreuve dans une toile saturée, je dois pouvoir l’éprouver, le mesurer autrement. Certaines toiles sont plus ou moins denses avec une picturalité serrée, d’autres sont plus graphiques, sorte de dessin qui se délie dans et par la couleur.
Il y a aussi la nécessité d’une diversité de climats colorés, ou de dominante d’une valeur plus ou moins claire ou au contraire plus sombre, le choix d’enfouir la couleur pour qu’elle émerge en rémanence. Puis soudain c’est une jubilation extravertie des couleurs qui s’impose dans une sorte de lyrisme gestuel telle que « Solstice d’été ». Les toiles suivantes pourront être à l’inverse tout en retenue, comme « Tombée de jour », « Le Ciel est toilé » ou encore « Soleils brouillés ».
PE
Ta peinture peut faire penser parfois à Joan Mitchell par l’apparente liberté du geste et des couleurs. Joan Mitchell que j’avais d’ailleurs rencontrée. Je l’avais invitée à déjeuner Matignon. Elle était assise devant des toiles de Braque qui faisaient la fierté de Rocard. Elle regarde et elle dit « Que c’est laid ! Heureusement qu’il a des Hubert Robert»
CL
C’était une femme sans concession je pense. Les toiles de Braque étaient tellement loin de ce qu’elle faisait !
PE
On pourrait penser que tu as aussi beaucoup regardé Cy Twombly lorsqu’on voit tes modes de graphismes des toiles du début des années 2000.
CL
Ces deux peintres sont évidemment des références pour moi, mais comme le sont d’autres peintres. Ce qui nous rapproche en fait, ce sont les mêmes sources. Ce sont les Nymphéas. Joan Mitchell s’est installée à Giverny sur les traces de Monet et Twombly était aussi en affinité avec Monet et surtout avec les Nymphéas.
Je te parlais de la forte impression que m’avait fait l’atelier de Brancusi lorsque j’étais adolescente mais il y a eu au même moment ma découverte des Nymphéas à l’Orangerie. J’étais arrivée un matin dans les salles ovales de l’Orangerie. Il n’y avait personne, sauf un jeune homme assis en tailleur en train de méditer ! Ce fut un choc, non pas à cause du jeune homme ( !) mais un choc par le climat général produit par les Nymphéas. Je crois que tout s’enracine là autant qu’à travers l’œuvre de Brancusi.
Quant à Twombly qui me touche énormément, je n’avais jamais vu ces graphismes circulaires lorsque j’ai fait mon retour au « geste premier ». C’est bien plus tard que j’ai découvert cet aspect de son travail, notamment à la Fondation Yvon Lambert en 2007 à Avignon. Et ce fut là plus qu’un choc, d’autant que je retrouvais dans le mouvement de son geste en lasso arrondi, la même orientation de droite à gauche que je faisais instinctivement à peine quelques années avant. Ensuite il y a eu la grande exposition de Munich au musée Branbhorst. B. pourra témoigner de mon émotion. Ses immenses fleurs d’un rouge de cadmium irradiant tapissaient le mur du musée de haut en bas et sur je ne sais combien de mètres. Ces peintures étaient pour moi une sorte d’œuvre ultime. Des fleurs de peinture monumentales qui pleuraient la peinture et je pleurai avec elle pour la première fois dans une exposition.
PE
Lorsque l’on voit tes toiles telles que « Retour de Fés », « L’irlandaise » ou « A la Folie », des toiles tellement nourries, reprises sans cesse, sur-nourries, on se dit que tu es arrivée à une expression qui est vraiment toi. Le travail de la couleur et du geste y trouve son accomplissement. Toutes ces toiles m’intéressent beaucoup. Elles peuvent évidemment participer au décor mais elles ne sont absolument pas décoratives. Elles nous mènent ailleurs. Est-ce que pour toi tu peux avec ces œuvres faire un rapport avec le sacré ?
CL
Oui bien sûr, mais il est délicat d’en parler. Il y a des moments d’une intensité inouïe où l’on finit par n’être plus qu’une sorte de réceptacle et pourtant complètement acteur du processus. Etre encore « cet œil qui écoute », cet espace d’accueil entre détachement et confiance. On peut d’ailleurs penser à ce propos à l’enseignement de Maître Eckhart. Cet état n’est pas donné tous les jours !
PE
Pierre Soulage dit que ce qu’il cherche dans le noir, c’est la lumière à l’intérieur de son obscurité.